On se comprend mal

Après avoir lu dans les médias la proposition des assemblées de cuisines du mouvement #Fautquonseparle, j’écris sur Facebook :

 

« #Fautquonseparle sans les femmes ? Non merci. »

 

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Ayant sous-estimé que la majorité de mon Facebook venait de trouver le Messie dans la personne deGabriel Nadeau-Dubois, je reçois mon lot de commentaires dont les plus optimistes me demandent « de laisser la chance au coureur ».

Et puis ceci : « Ce serait l’fun d’avoir un projet de société qui implique toute la société et pas juste une partie de la population. » Dans le contexte, cette partie de la population, ce sont les femmes.

Définitivement, on se comprend mal.

 

La gauche se parle

#Fautquonseparle, c’est l’idée de créer des espaces de discussions où l’analyse et l’expérience sont mises à profit pour articuler un projet social global impliquant l’indépendance du Québec.

Personne n’est contre la vertu.

Lors de ces rencontres, on utilisera probablement des locutions comme l’accès à l’éducation pour tous, le 1%,  l’accès aux soins de santé pour tous et des mots de la gauche comme la bourgeoisie, les pauvres, ainsi de suite.  On parlera sans problème de taxation progressive par tranches, d’allocation universelle, de la hausse du salaire minimum et de classes sociales parce qu’à gauche, on reconnait que l’égalité légale n’a rien à voir avec l’égalité des chances.

On parlera donc, sans les nommer, de rapports de classe ou de rapports de domination de classe.

Or, les sciences humaines, et principalement la sociologie, reconnaissent que les rapports sociaux dits de classe ne sont qu’un seul aspect des rapports de domination. S’intéresser aux rapports sociaux, c’est comprendre qu’il existe des rapports de classe, oui, mais aussi des rapports de race et des rapports de sexe.

Et reconnaitre seulement le rapport de classe et ignorer les autres, c’est se priver de clés de compréhension.

 

Les rapports sociaux de sexe  

            Rapports sociaux de sexe : « Les rapports entre les hommes et les femmes ne sont pas de simples relations interindividuelles, car celles-ci s’inscrivent dans des rapports sociaux qui transcendent les individus.  Il s’agit de rapports antagonistes et de pouvoir non pas naturellement définis, mais historiquement et socialement construits.  Ils ont pour enjeux la sexualité et le travail, à travers des mécanismes d’exploitation, d’intériorisation des différences et de naturalisation[1]. »

 

Les rapports sociaux de sexe ont façonné et façonnent toujours l’imaginaire collectif occidental.  Certes, les époques changent et la définition de ce qu’est le travail, la famille, la beauté, la sexualité, tout ça change aussi.  Mais parce qu’on les croit nécessaires à l’identité des individus (être un homme/être une femme) et que de diviser le monde en territoires du masculin et du féminin a encore socialement beaucoup de sens pour nous, les rapports sociaux de sexe ont été parés de l’apparence du naturel et ainsi, ils ont su s’inscrire dans pratiquement tous les aspects de la vie des hommes et des femmes :

– Les rapports sociaux de sexe divisent le monde en deux clans ‘’complémentaires’’, les hommes et les femmes, et ne leur accordent pas la même fonction/valeur sociale.

– Ils ne valorisent qu’une seule forme de masculinité et de féminité, impliquant la performance et la puissance pour les hommes, la beauté et l’altruisme pour les femmes[2].

– Ils régularisent le corps des femmes dans un cadre où elles en perdent le contrôle.

– Ils n’accordent pas la même valeur à la force de travail des hommes et des femmes.

– Ils marginalisent les individus ne correspondant pas à cette division binaire du monde[3].

– Ils campent les hommes dans un rôle social dualiste d’agresseur/protecteur et les femmes dans un rôle de séductrice/victime potentielle.

– Ils participent au développement d’une culture « dans laquelle la violence contre les femmes est perçue comme inévitable ». [4]

Dans les faits, la mécanique des rapports sociaux de sexe est assez comparable à celle des rapports sociaux de classe: elle implique une catégorie de personnes privilégiées qui ont accès à des territoires et à des ressources auxquelles les autres n’ont pas droit.  Elle fait subir à la classe dominée une violence sournoise à laquelle la classe dominante n’aura pas à être confrontée.

 

#Fautquonseparle de l’invisible ?

Les critiques déplorant le fait que la question des femmes n’ait pas été présentée comme un point de discussion en soi ont été nombreuses.  La réponse du mouvement #Fautquonseparle a été que la question des femmes est une question transversale, donc qui touche à plusieurs des thèmes qui ont été proposés.

Nous sommes donc d’accord quant à la nécessité de parler des rapports systémiques entres les sexes.  Mais pour ce faire, on a besoin de voir le mot.  On a besoin de nommer les rapports sociaux de sexe, de dire que les enjeux sont la sexualité et le travail et d’expliquer qu’ils sont responsables de la socialisation des hommes et des femmes. Isoler la question des femmes à des sous-questions du genre : «Pourquoi n’y-a-t-il pas beaucoup de femmes en politique ? » dans la catégorie – Reprendre le pouvoir, ou « Pourquoi les réalisatrices du Québec ne se méritent que 11 à 19% des subventions gouvernementales annuelles pour leurs projets de long métrage[5] ? » – dans la catégorie Culture, c’est passer à côté du problème.

Je ne vous cacherai pas que j’ai été un peu déçue de la présentation générale de l’initiative #Fautquonseparle. J’aurais espéré une gauche qui veuille débattre de ses idées avec des gens qui n’ont pas les mêmes positions qu’elle, particulièrement si elle se targue du branding « pour tous ».  Je rêve d’une gauche audacieuse qui n’a pas besoin de se protéger dans des cuisines pour se rassurer elle-même. Une gauche plurielle dans laquelle le bien-être de tous et la pleine réalisation du potentiel de chaque individu est au centre de son projet social. Parce que, soyons honnêtes, est-ce que la souveraineté du Québec est nécessaire pour réaliser un projet de société progressive? Pour certains oui, pour d’autres, non.  Est-ce que la conscience collective des rapports sociaux de classe, de sexe et de race est nécessaire à notre vivre ensemble ? Tout à fait.

En ce sens, n’aurait-il pas été plus cohérent pour un mouvement citoyen de gauche de faire de Maïté Labrecque-Saganash sa porte-parole officielle ? Est-il suffisant d’avoir deux femmes dans son équipe pour parler de la condition des femmes et de démarche intersectionnelle ? Et ne serait-il pas plus profitable pour tout le monde de mettre la table afin de parler d’une réelle égalité des chances ?

Et si on commençait par là ?

 

Isabelle Montpetit
Comédienne et autrice

 

[1] Les rapport sociaux de sexe, coord. Bidet-Mordel, Annie, avec Haug Frigga, Kergoat Danièle, Mackinnon Catherine, Paola Tabet, Fraser Nancy, Mouffe Chantal, Françoise Collin, Butler Judith, Presses Universitaires de France, PUF, 2010

[2] Quel genre ? , Detrez Christine, Éditions Thierry Magnier, 2015

[3] Les cinq sexes ; Pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants, Fausto-Sterling Anne, Petite bibliothèque Payot, Éditions Payot et Rivages, 2013

[4] Martha McCaughey

[5] http://realisatrices-equitables.com/qui-sommes-nous

2 Comments

  • chester denis
    20 octobre 2016

    Je ne connais pas le contexte, mais je comprends très bien votre critique motivée. D’ailleurs, « faut qu’on se parle » : les femmes pourront-elles s’exprimer, y compris dans les rapportages et les conclusions ? Pourront-elles être écoutées ? A plusieurs hommes, nous avons conclu que nous gommons les interventions féminines (inaudibles, donc) car nous sommes trop pris dans la compétition entre hommes pour avoir raison et avoir du pouvoir. Le déni des hommes (de leur domination) est si puissant, qu’il faudrait presque mettre cette question sur la table comme un préalable.

    [Commentaire hors-sujet? Abusif? Spam?]

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