Vivre et mourir: pas de manuel d’instruction

En juin dernier, ma famille a perdu le plus jeune de ses pères, il s’est pendu dans une chambre d’hôtel. Le seul fait de le mentionner me semble une trahison envers sa conjointe, ses parents et son frère. Le même sentiment a dû habiter les proches de Nelly Arcan, même si elle était une personnalité publique. Peut-être l’ont-ils même ressenti encore plus, voulant protéger son intimité. Le suicide est un geste qui frappe justement là, dans l’intimité. J’ai beau ressentir cette peur d’en parler, je ne la comprends pas. Et je la dénonce, cette pudeur à parler, brisée de peine pour ceux qui souffrent encore de leur absence, de la violence de leur geste. J’en suis.  La charge émotive que l’on ressent lorsque quelqu’un près de nous  se  suicide peut être décortiquée et expliquée par les meilleures psychologues, mais comme le geste lui-même, c’est un voyage qui se fait de l’intérieur.  Toutes mes théories, mes certitudes et les statistiques que j’ai lues à ce sujet sont passées par la fenêtre.

Il y a une semaine, une des sœurs de ma grand-mère décédait après avoir obstinément refusé de boire et de manger pendant 9 jours. Elle en avait marre, elle a fait un choix, et respectée dans son choix, elle est partie.  À l’heure où on parle d’ouvrir un débat public sur l’euthanasie (la mort assistée), j’ai vraiment hâte qu’on y vienne, à ce débat. Ma famille, suite à ces deux immenses peines, est devenue une statistique parmi d’autres et malgré tous nos outils et nos démarches, nous restons sans réponse, sans compréhension réelle de la souffrance de ceux qui nous ont quittés.

En voici quelques-unes (statistiques) :

De 1976 à 1996, le taux de suicide a augmenté de 25% pour les femmes et de 78% pour les hommes. Quatre fois plus d’hommes que de femmes se suicident au Québec et ce sont les hommes de 20 à 40 ans qui présentent le plus haut taux de suicide. Le Québec compte l’un des plus hauts taux de mortalité par suicide chez les hommes des pays industrialisés.

Source : Association québécoise de prévention du suicide

Pour ceux qui aimeraient approfondir leur observation des statistiques québécoises disponibles, j’ai trouvé un dossier complet préparé par le Service de la surveillance de l’état de santé, Direction générale de la santé publique du Ministère de la Santé et des Services Sociaux (MSSS).

Qu’en est-il du débat public sur le taux de suicide chez les hommes? Pourquoi est-ce que j’ai l’impression en parcourant les textes d’opinions sur le sujet et les sites de sensibilisation que le Québec fait la sourde oreille? La faisons-nous vraiment? Ou est-ce que ça fait si mal qu’on ne sait pas par où commencer quand il s’agit du suicide?

J’en viens à la déroute des hommes, qui suscite toutes sortes de réactions et de sentiments contradictoires, autant chez les hommes que les femmes. Je vous invite  à lire un éclairant papier signé par Martin Dufresne sur Sisyphe.org.

En tant que féministe, je suis d’avis qu’on ne peut pas passer à côté de ce sujet, voire cette CAUSE. Faisons-nous la sourde oreille? Je ne le crois pas. Toutefois je me pose honnêtement cette question depuis un bon moment et j’ai bien envie de vous lire là-dessus.

Mais voilà, en tant que féministes,  comment se pencher sur ces chiffres de façon constructive et objective?

J’ai fait l’exercice, mais c’était avant le suicide de mon cousin, bien sûr.  Depuis, comme je disais plus tôt, tout ce que je pensais, rationalisais et ressentais avant sa mort est passé par la fenêtre. Je vous épargne mes nouvelles réflexions parce que je suis en plein questionnement par rapport à mes anciennes certitudes. En discutant ici et là, j’ai entendu plusieurs voix… Celles  qui blâment les pères absents, celles qui blâment les mères castratrices, et puis celles qui tiennent les féministes responsables de la déroute des hommes, et puis celles qui croient que c’est bien triste, mais que les hommes doivent s’arranger pour gérer leur transition vers leur nouvelle place dans la société, les femmes l’ont bien fait, elles, etc…

Alors d’ici à ce que s’éclaircisse ma propre vision, je m’en remets à vous, chères collaboratrices. Votre point de vue m’intéresse! Que pensez-vous du taux de suicide chez les hommes?  Est-ce que ces statistiques vous interpellent?  En tant que féministes, jugez-vous que votre point de vue est, ou doit nécessairement, être différent de celui de la société en général?  Comment réagissez-vous lorsque l’on associe le mouvement féministe à la déroute des hommes?

10 Comments

  • Stéphanie
    16 octobre 2009

    Mes sympathies pour les deuils qui affligent ta famille.

    Les circonstances et les problèmes psychologiques qui amènent une personne à en arriver au suicide sont très diverses d’une personne à l’autre on ne peut pas pointer un unique coupable du doigt.

    Le plus grand point en commun chez toutes les personnes qui se suicident, hommes ou femmes c’est d’être malheureuses, c’est de vivre avec une souffrance tellement grande, qu’aucune autre option ne semble possible à ce moment-là.

    Car le suicide est une solution permanente à un problème qui est généralement limité dans le temps. Il y a certes des problèmes chroniques mais même lorsque ce n’est pas le cas, une personne suicidaire ne parvient pas à se projeter dans l’avenir, d’imaginer que la vie puisse être différente.

    Les hommes ne sont pas à l’abris des stéréotypes sexistes et des messages contradictoires. Les jeunes hommes sont pris en sandwich entre le modèle traditionnel de l’homme hyper performant, toujours en controle de ses émotions et invulnérable, encore profondément ancré dans la culture, et une façon d’être permettant l’expression des émotions, le droit d’exprimer la souffrance et une implication émotionnelle plus grande en amitié et dans les relations amoureuses. Les caractéristiques de ce « modèle » sont par contre considérées fréquemment considérées comme « féminines » ou « gai » par certains hommes et même par certaines femmes!

    Je crois que c’est exploiter honteusement la souffrance des hommes suicidaires que d’en profiter pour accuser le féminisme d’en être responsable. Surtout si l’on considère que le taux de suicide des jeunes homosexuels constitue une part importante des statistiques et que les pourfendeurs du féminisme n’en parlent jamais.

    Une culture encore largement méprisante pour les homosexuels, la cruauté d’adolescents hétérosexuels qui les ont souvent tourmentés durant des années en leur faisant sentir qu’ils ne sont pas de vrais hommes a pourtant dû contribué largement à leur mal de vivre. Mais, puisqu’on ne peut décemment en accuser le féminisme, on le tait…

    Il y a des hommes qui se suicident à la suite de difficulté vécues avec des femmes, tout comme il y a des femmes qui font de même à la suite de difficultés vécues avec des hommes. Il est immature et stérile de généraliser, d’un côté comme de l’autre, en hiérarchisant les souffrance selon le sexe auquel on appartient.

    Il y a beaucoup de silence derrière chaque suicide. Ou des cris qui n’ont pas été entendus. Il y a aussi toutes les personnes ayant fait une tentative de suicide et qui y ont survécue et dont la souffrance n’est comptabilisée nulle part. Je ne dis pas ça pour mettre en compétition la souffrance des hommes et des femmes mais, comme je l’ai déjà dit ici, ces dernières font davantage de tentative ratées.

    Il y a beaucoup de solitude dans ce monde moderne aux rapports de plus en plus virtuels et où le plaisirs de la consommation prétend nous tenir lieu de bonheur. Il y a aussi les maladies mentales (dépression, bi-polarité, personnalité limite), l’abus d’alcool (un dépressif) ou de drogues qui font aussi des ravages.

    L’humanité a un grand besoins d’arrêter sa couse folle deux secondes, pour reconnaître la souffrance, pour reconnaître que celle-ci a de multiples origines mais aussi que le remède doit forcément passer par l’écoute. Nous sommes tous et toutes susceptibles d’être un jour concerné(e)s.

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  • Maya
    16 octobre 2009

    Je ne crois pas que l’on puisse nier la souffrance de qui que ce soit. Il est plus que temps que l’on mette ce sujet sur la table, mais j’ai l’impression que justement, c’est un sujet tellement sensible que ça en est un dont on veut se tenir à l’écart parce que ça fait trop mal d’en parler.
    On préfère accuser le féminisme plutôt que de s’imaginer qu’il y a encore des choses qui clochent dans la société…

    Merci pour le lien. J’allais justement faire un commentaire à ce sujet: la détresse n’est pas unique à un sexe. Tout le monde peut en souffrir, à n’importe quelle période de sa vie.
    L’ennui avec les statistiques, c’est que l’on peut aisément les manipuler pour leur faire dire ce que l’on veut. Présenter des résultats partiels pour faire du sensationnalisme et influencer l’opinion des gens est malheureusement encore une pratique trop courante.

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  • Imace
    17 octobre 2009

    Désolée pour ta famille, Stéphanie…

    Pour le suicide, j’aimerais ajouter une idée, qui semble saugrenue et est rarement évoquée.
    Certes, derrière le suicide, il y a la solitude, la souffrance, les non-dits, et beaucoup de notions négatives.
    Mais il y a également des notions positives : la liberté et l’éducation.

    Les sociétés de style « communautaire » où les gens ne sont jamais seuls, l’instruction peu développée, la religion très présente, la morale et l’ordre social en acier voient leurs taux de suicide stagner à un niveau assez bas. Pourquoi ?
    A mon sens parce que la question de l’épanouissement personnel n’est jamais posée. La définition du « malheur » est très variable d’une époque à l’autre, car les aspirations changent. On attend beaucoup plus aujourd’hui de la vie qu’hier.

    La solitude elle-même est une conséquence de l’essor de la liberté individuelle : les gens vivent ensemble aujourd’hui par choix (accueil des personnes âgées, couple, nombre d’enfants…). Autrefois, parce que c’est ainsi que ce devait être. Il y a automatiquement plus d’exclu(e)s…

    Je crains qu’une hausse du taux de suicide soit le prix à payer pour une plus grande liberté et une éducation généralisée. C’est triste, mais je ne vais pas regretter pour autant le passé.

    Ce n’est toutefois pas une défense de notre société, il me semble que l’on pourrait concilier liberté, éveil intellectuel et plus d’amour et de solidarité.

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  • Valérie
    17 octobre 2009

    Le suicide, un prix nécessaire à payer pour l’individualisme? C’est sans doute parce que notre notion d’épnaouissement personnel est biaisée. C’est bien beau avoir la liberté, mais ensuite? Si elle n’est pas accompagnée de solidarité et d’amour, ça ne vaut pas grand chose. Ça devient un usage égoïste de la liberté. Et de plus en plus normal. Je ne sais pas pour vous, mais je me sentirais fichtrement inutile de ne vivre que pour moi. Qu’est-ce que vaut ma liberté si je laisse les miens dans l’isolement? Je ne dis pas que c’était le cas dont il est question dans l’article initial. D’ailleurs, mes sincères condoléances à l’auteure. Seulement, je remarque que de plus en plus de gens se désengagent de leurs responsabilités familiales. Si c’est ça la conséquence de l’éducation généralisée, c’est que nous avons reçu une mauvaise éducation. Forcément. Ou du moins, c’est qu’on a oublié quelque chose.

    Imace, tu écris que les gens vivent ensemble par choix. Je regarde autour de moi, et les gens ne vivent pas ensemble tout court. Tout autour de chez moi, des immenses consominium-villes se construisent. Des ilots à la marge de nos sociétés, où l’on peut y déposer les gens qui ne sont  »plus aptes à fonctionner ». Le suicide des personnes âgées est le plus important après celui des hommes. 40 % des suicides sont commis par des personnes de 50 ans et plus. Aux Pays-Bas, où on a légalisé l’euthanasie, on remarque une émigration massive des vieux vers l’Allemagne. On dit que les médecins seraient devenus ‘incontrôlables’. Les Nations-Unies ont dû intervenir !!!

    «Tout se déroule donc comme si la législation augmentait la permissivité et la tolérance envers l’acte euthanasique, à la fois chez les médecins et chez certains malades. Bref, une fois institutionnellement et officiellement approuvée et pratiquée, l’euthanasie développe sa propre dynamique et résiste à toutes les procédures de surveillance sensées la contenir.»

    «Il existe enfin un dernier point extrêmement inquiétant qui était jusqu’ici parfaitement méconnu. On l’a dit, la loi semble être l’aboutissement d’une réflexion consensuelle de la société hollandaise dans son ensemble. Pourtant, ce consensus paraît s’effriter plus qu’on ne le pense. L’Ordre des médecins allemands fait état de l’installation croissante de personnes âgées néerlandaises en Allemagne, notamment dans le Land frontalier de Rhénanie du Nord-Westphalie. D’après la mission parlementaire française qui rapporte cette information de taille, « s’y sont ouverts des établissements pour personnes âgées accueillant des Néerlandais. C’est le cas notamment à Bocholt. Ces personnes craignent en effet que leur entourage ne profite de leur vulnérabilité pour abréger leur vie. N’ayant plus totalement confiance dans les praticiens hollandais, soit elles s’adressent à des médecins allemands, soit elles s’installent en Allemagne. De telles réactions dont la presse allemande s’est fait l’écho démontrent que les pratiques médicales hollandaises sont mal vécues par une partie de la population [5] ».

    http://www.libertepolitique.com/respect-de-la-vie/5552-euthanasie-les-nations-unies-epinglent-les-pays-bas

    J’ai passé trois mois dans une société communautaire, au Sénégal, d’où l’on nous regarde tomber comme des mouches par suicides. Ils y voient une confirmation de notre perdition. Et oui, durant ces trois mois, j’ai souvent remercié  »mes méchantes origines occidentales » pour mon indivualisme. Je persiste toutefois à croire que pour donner un sens à sa vie, il faut se rattacher à quelque chose de plus grand, quelque chose qui nous transcende. Cela peut être d’ordre religieux, familial, politique… Comme toi Imace qui t’accroche à la Liberté.

    Le féminisme est certainement issu d’un certain l’individualisme (je revendique des choses pour moi), mais je crois qu’il est aussi empreint d’humanisme. En tout cas, mon féminisme est un humaniste. C’est parce que j’aspire à un respect et à une compréhension mutuelle que je souhaite que l’on assouplisse nos notions de genre. Pour que l’on puisse tous et toutes devenir des êtres complets. Et si le fait de parler de ses émotions est ‘féminin’, si d’assumer ses faiblesse l’est aussi, alors il faudra que les hommes  »se féminisent ». Ce n’est certainement pas en revenant en arrière, en nous raccrochant à des modèles traditionnels, que l’on pourra aspirer à un meilleur vivre-ensemble.

    Je crois.

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  • Imace
    17 octobre 2009

    Je me borne à pointer une corrélation entre libéralisation de la société et hausse du taux de suicide, Valérie, afin de rendre l’analyse de ce dernier facteur moins simpliste.

    Cette donnée est intéressante en soi, avant tout jugement de valeur ou prise de position : elle permet de prendre du recul face aux discours idiots du type « le féminisme suscite des suicides ».

    Vous ne semblez pas contester mon point de vue. Si ensuite, face à cette alternative, vous optez pour une société traditionnelle et autoritaire… C’est votre choix. Ce n’est pas le mien ; mais je n’éprouve pas spécialement le besoin de militer pour cette opinion. Je ne « m’accroche pas » aux corrélaires actuels de la liberté, je me contente de les noter.

    PS : le débat sur l’euthanasie (passive/active : on ne peut en parler sans faire cette distinction, ni s’abstenir de la mettre en relation avec l’acharnement thérapeutique) me semble très complexe et je préfère ne pas dévier là-dessus.

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  • Valérie
    17 octobre 2009

    Cela dit, c’est un excellent article. À en boucher un coin à bien des gens. Bon courage.

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  • Valérie
    17 octobre 2009

    Oui, il est nécessaire de prendre du recul afin de bien réfléchir à cette problématique. Je ne crois pas non plus que nous devrions dans une société de type autoritaire. Je sens toutefois dans votre ton un certain mépris à l’égard des sociétés traditionnelles. Corrigez moi si je me trompe. Mais je ne peux pas oublier tous ces gens qui souffrent. Il y a une artiste de Québec, professeure de philosophie, qui s’est suicidée dernièrement. Cela me trouble. Chaque société crée des problèmes qui lui sont propres, c’est certain. Mais ne doit-on pas justement tenter de réparer certaines failles? Pourquoi est-ce que tant de gens se suicident? Qu’est-ce que c’est, pour vous, le bonheur?

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  • Giovana
    11 novembre 2009

    C’est tres interesante tout ce que vous dites. J’aimerais juste ajouter que les premières années de vie de l’être humain ou le cerveau cognitive est formé, celui qui permet de gérer les émotions (stress, dépresions, etc…) et surmonter les difficultés, sont mal élevés par le système de notre societé. Les enfants des tous petits doivent s’adapter a un système productive auquel ils ne sont pas encore prêts. Les effets physiques dans ses cerveaux et système neuro-vegetative sont exactamente les mêmes qui soufrent aujourd’hui les adultes de notre societé. Je vous recommende a lire le livre « Le science aux service de parents » surtout pour ceux qui ont des petits enfants.

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  • aurélie
    20 novembre 2009

    Il n’est pas toujours facile d’assumer ses convictions et plus encore les conséquences directes ou indirectes de ses convictions.

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