Les Québécoises, une majorité silencieuse à séduire

Le droit de vote des femmes, et plus largement leur reconnaissance politique et juridique, a été un combat de plusieurs siècles mené tantôt par des réformes, tantôt par des gestes d’éclat.

Il faudra toutefois attendre au 20e siècle pour que les femmes obtiennent l’égalité politique et soient reconnues comme personnalités juridiques, non pas sans opposition. L’élite cléricale, l’élite politique mais aussi l’élite intellectuelle s’opposent farouchement au droit de vote des femmes. Henri Bourassa, fondateur du Devoir, dénonce « l’introduction du féminisme sous sa forme la plus nocive; la femme-électeur qui engendrera bientôt […] la femme-homme, le monstre hybride et répugnant qui tuera la femme-mère et la femme-femme »[1]. Dans une pétition antisuffragiste déposée en 1922, certaines citoyennes craignent que le droit de vote ne s’accorde pas bien aux devoirs du foyer et que des disputes politiques ne surviennent entre maris et femmes.

Heureusement, les Québécoises pourront se rendre aux urnes pour une première fois en août 1944. Heureusement, les Québécoises mariées jouiront d’une « pleine capacité juridique » et pourront travailler sans l’accord de leur mari à partir de 1964. Heureusement, les « filles » peuvent continuer à gagner 73% du salaire des hommes car elles y « attachent moins d’importance », comme nous le rappelait François Legault il y a quelques mois. Heureusement, elles peuvent aussi voter pour le Parti Québécois car elles sont « inquiètes » et réfractaires au changement, toujours selon M. Legault.

Durant la dernière campagne électorale, plusieurs analystes ont parlé de l’électorat féminin. Oui, cette masse de femmes utilisant leur droit de vote selon certains critères donnés. On nous a affirmé que l’électorat féminin était plus fidèle à un parti, était moins prompt au changement et orientait son vote selon plusieurs valeurs liées de près aux fonctions maternelles : l’éducation, la santé, les aîné-e-s, etc. Il suffisait de projeter les caractéristiques traditionnelles d’une bonne femme de la sphère privée à la sphère publique. Et dans cette même logique, ce « public » ne demandait qu’à être « séduit ».

Lorsqu’on souhaite obtenir des informations sur l’« électorat féminin » sur un moteur de recherche, on constate que ce dernier peut être « courtisé », « séduit », « dragué », « charmé » ou « conquis ». Cette catégorie politique est donc considérée comme malléable et influençable ; on ne la convainc pas, on tente plutôt de la prendre par les sentiments. En revanche, pour une même recherche, l’électorat masculin existe comme tendance qu’on observe et qu’on commente dans divers articles et ouvrages scientifiques, plutôt que comme catégorie sociale. Ce traitement différé par le langage en dit long sur le poids politique qu’on accorde sur chacun de sexes.

Au-delà des tendances électorales, les femmes sont aussi maintenues dans des rapports de séduction entre « hommes politiques » et « sujets politiques ». La femme comprend les enjeux politiques, mais demeure dans une position contemplative et se contente de donner son appui aux hommes agissants. Celles qui s’emballent et lèvent le ton sont aussitôt traitées de « fustrées », de « folles », d’« hystériques » ou pire, de « féministes ». Malgré un mouvement étudiant beaucoup plus marqué par la présence féminine, notre grève n’a pas échappé au maintien de certaines dynamiques sexistes.

D’abord au niveau du traitement populaire, les « leaders étudiants » ont vite été retrouvés en Léo Bureau-Blouin et Gabriel Nadeau-Dubois. L’un tempéré et consensuel, l’autre rebelle et fougueux. Les « sujets politiques » se sont alors approprié leurs photos afin de produire une masse de memes [2] de type « Hey girl » où l’homme occupé et engagé publiquement tente de charmer la jeune femme entre ses responsabilités politiques. Cette pratique a aussi été reproduite lors de la campagne électorale avec le candidat Jean-Martin Aussant. Au-delà de la question de l’humour, cette « culture » reproduit des dynamiques inégalitaires où les femmes sont passives et spectatrices, en admiration devant un homme audacieux qui doit les prendre en main. Lorsqu’on blague sur l’engagement politique des femmes, on plaisantera plutôt sur la moustache de Manon Massé ou sur les « féministes lesbiennes ». Ici, l’humour sert donc à maintenir certains stéréotypes, que ce soit envers l’homme politique ou la femme militante.

Dans les médias, la porte-parole étudiante qui a été présente le plus longtemps, Martine Desjardins, est souvent restée dans l’ombre de ses deux collègues masculins. Elle a d’ailleurs déploré le traitement différé envers les hommes et les femmes d’une même organisation : «  Au début, je n’étais pas prise au sérieux. On parlait aux gars qui étaient avec moi au lieu de me parler. C’était insultant. Maintenant, les choses ont changé, mais je trouve qu’une fille doit travailler plus fort pour que l’on reconnaisse sa stratégie politique »[3]. Plusieurs militantes ont aussi déploré la division sexuelle du travail dans certaines associations étudiantes ; les femmes s’occupaient des procès-verbaux et des tâches « de routine », alors que les hommes élaboraient des stratégies politiques.

Au-delà de la grève étudiante, il est encore difficile pour les femmes de se tailler une place. En entrevue cet été, Lise Payette expliquait que les femmes en politique devaient se transformer en « hommes politiques » et utiliser leur langage pour se faire reconnaître[4]. Elles doivent parler fort et défendre leurs idées avec agressivité, sans quoi elles sont jugées « trop sensibles ». Est-ce une victoire pour les femmes d’avoir le choix entre deux genres, de devoir se travestir si elles souhaitent percer dans l’engagement politique?

Toutefois, les femmes de la grève étudiante auront changé et elles nous auront changé-e-s. Leur créativité et leur intelligence sont derrière plusieurs initiatives, que ce soit des collectifs artistiques, des manifestations, des ateliers ou du matériel d’information. Au-delà des figures emblématiques du printemps québécois, des milliers de personnes ont rendu ce mouvement possible, vivant. Dont les femmes, qui sont apparues de manière anonyme, mais dont les voix résonnent encore. Malgré les défis qui restent à accomplir pour les prochaines années, nous avons rarement été aussi présentes dans un mouvement social. Et ce n’est qu’un début ; nous sommes le changement. Nous refusons la féminité passive imposée par les magazines de mode et les commentateurs politiques. Nous ne nous mettrons pas en valeur avec de « beaux vêtements »[5], mais par nos idées et nos projets.

Nous n’avons pas besoin d’être séduites par de « beaux mecs chics ». Nous avons besoin d’agir.

Par Camille Robert

1 Comment

Post a Comment