Diversité en philosophie : pour un réel état des lieux

Les 22 et 23 novembre prochains s’organise l’événement «État des lieux de la philosophie au Québec»  à l’université du Québec à Montréal. Ayant pour têtes d’affiche des philosophes québécois de renom tels que Christian Nadeau, Daniel Weinstock et Normand Baillargeon, l’objectif principal de cet événement est d’«établir un savoir collectif nous permettra d’améliorer nos méthodes et pratiques, que ce soit notre façon de collaborer avec d’autres disciplines, d’enseigner ou de mettre en valeur la philosophie en société.» (Site web)

Or, un des problèmes majeurs de la philosophie comme discipline, au Québec comme ailleurs, est la sous-représentation des femmes dans la profession, en plus d’un manque flagrant de diversité culturelle. L’exercice autocritique de cet événement semble déjà avoir du plomb dans l’aile si l’on considère sa programmation bien homogène. Comment peut-on prétendre à un état des lieux réellement critique des institutions philosophiques québécoises si au départ la programmation reste majoritairement masculine et blanche? En ces temps où la question de la diversité québécoise est brûlante, il est pertinent de se demander si nos institutions philosophiques, ainsi que les événements philosophiques, le sont aussi.

Tout comme le reste de l’Amérique du Nord, la présence féminine dans les départements de philosophie québécois stagne approximativement à 20% (Baril 2004 ; Bergeron 2011) La philosophie est la discipline en sciences humaines où la sous-représentation des femmes reste la plus criante. Une seule table-ronde sur la place des femmes en philosophie aura lieu et les intervenantes seront seulement des femmes. Par contre, le reste de l’événement sera majoritairement masculin, du moins chez les panélistes. En effet, outre les quatre femmes du panel sur les femmes, trois femmes s’expriment sur différents panels de l’événement. Sept femmes sur un total de trente-sept intervenants, c’est bien peu.

Il ne suffit pas d’inclure un seul panel sur la place des femmes en philosophie si nous souhaitons changer la culture (masculine) du milieu philosophique québécois. Cela apparaît comme une tentative d’instrumentalisation de l’enjeu de la place des femmes en philosophie : voulant couvrir le sujet, on invite des femmes philosophes à s’exprimer – validant ainsi la bien-pensance de l’événement – mais on ne semble pas se préoccuper d’établir la parité dans le reste de l’événement. Ce genre de procédé, malgré le fait qu’il part de bonnes intentions au départ, ne changera pas la donne puisqu’il instrumentalise l’enjeu de la place des femmes en philosophie et cantonne les femmes philosophes (soulignons l’étrangeté de cette conjonction de termes…) à s’exprimer sur des enjeux «de femmes en philosophie». Les anglophones ont un terme qui exprime clairement cette idée d’instrumentalisation: le  »tokenism ».  C’est la pratique de faire un geste inclusif pour la forme, donnant ainsi une apparence d’inclusion des groupes minoritaires, mais qui, réellement, détourne les accusations de discrimination. Afin d’éviter de tomber dans le piège du tokenism, il faut activement inviter les femmes philosophes aux événements philosophiques à titre de spécialistes tout comme leur collègues masculins, ainsi que d’inclure plus de femmes dans les syllabus collégiaux et universitaires, et questionner sans relâche la résistance de la philosophie comme discipline à la théorie féministe.

Du côté anglophone, certaines mesures ont été prises pour déterminer les disparités de genre en philosophie. Des ressources en ligne tels que le Pluralist’s Guide for Philosophy Programs et What is it like to be a woman in philosophy conscientisent la profession sur les pressions spécifiques que vivent les femmes en philosophie. Notons par ailleurs que le blogue Feminist Philosophers a lancé une campagne intitulée Gendered Conference Campaign afin de contrecarrer l’habitude tendancieuse des événements philosophiques à avoir des programmations 100% masculine. De plus, des sondages émis par les certains départements américains (tels ceux de l’université Rutgers et de l’université du Michigan) examinent la qualité de leur climat interne afin d’identifier les obstacles auxquels les femmes font face en philosophie. Soulignons le travail, au Canada, de la Canadian Society for Women in Philosophy et chez nous, l’embryonnaire Société des femmes philosophes au Québec : ces deux sociétés tentent de changer la culture masculine de la philosophie. Ces démarches sont entreprises afin de permettre, par la suite, l’élaboration de mesures proactives pour encourager les femmes à rester en philosophie.

D’ailleurs, en terme de diversité, soulignons la faible représentation des universités anglophones – ayant des départements de philosophie dignes de ce nom – lors de ces États des lieux. La réalité bilingue de l’enseignement universitaire de la philosophie à Montréal, ainsi que les dynamiques entre les départements francophones et anglophones, n’est pourtant pas négligeable.

Par la suite, dans une récente et excellente série sur les femmes en philosophie publiée sur le blogue du New York Times en septembre dernier, des philosophes féministes telles que Sally Haslanger et Linda Martin Alcoff font le portrait d’une discipline difficile pour les femmes et les personnes racialisées: il existe encore plusieurs biais implicites envers ces groupes dans les départements de philosophie. De plus, la prise de parole, i.e l’importance de l’argumentation,  fait partie intégrante de la discipline. Or, c’est un aspect de la philosophie qui est extrêmement genré puisque les hommes et les femmes ne prennent pas nécessairement la parole de la même façon dans l’espace conversationnel. De plus, le harcèlement sexuel n’est pas étranger à la discipline, tel qu’illustré par le cas tristement célèbre de Colin McGinn, professeur ayant démissionné suite à des allégations de pressions sexuelles sur une étudiante. Nous pourrions élaborer encore longtemps sur l’histoire et les causes de l’exclusion des femmes de la philosophie, mais ici n’est pas le lieu adéquat pour une telle tâche.

Un réel état des lieux de la philosophie au Québec entreprendrait sans plus tarder la tâche de quantifier les écarts de genre dans la profession, c’est-à-dire au niveau professoral ainsi qu’étudiant, dans l’attribution des chaires de recherche, dans la présence aux événements philosophiques ainsi que dans l’édition et la publication philosophiques. Ceci constitue, à mon avis, les étapes nécessaires à l’établissement d’un savoir collectif réellement inclusif et critique à propos de nos institutions philosophiques. Qui a dit que les belles choses étaient difficiles, déjà?

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Marie-Anne Casselot, étudiante au Ph.D en philosophie à l’université McGill

Crédit photo: Olaf Hajek

9 Comments

  • Simon-Pierre
    11 novembre 2013

    La situation n’est ni la conséquence d’une mauvaise foi ni la conséquence d’une ignorance à l’égard de la situation des femmes. Des phrases comme « Comment peut-on prétendre à un état des lieux réellement critique des institutions philosophiques québécoises si au départ la programmation reste majoritairement masculine et blanche?  » me semblent dangereusement méprisantes et font complètement fi du fait d’une part que des efforts significatifs ont été déployés pour accroître la participation des femmes à l’événement et d’autre part que l’univers philosophique (universitaire et collégial) est DÉJÀ (et c’est dommage, mais il faut composer avec) plus masculin, blanc, etc. Exiger une absolue parité suppose de limiter considérablement la participation à l’événement des gens qui correspondent aux traits dominants; c’est aussi d’emblée croire que les hommes blancs ne peuvent pas tenir compte de la réalité des autres genres et ethnies et offrir un discours émancipateur (en attendant et afin qu’il y ait une plus grande diversité qui étudient la philosophie). Autrement dit, l’homme peut-il être féministe? Le blanc peut-il être anti ségrégationniste? Eh bien je pense que oui!

    Cet article est d’un manque de respect assez marqué : on y accuse les organisateurs d’avoir voulu « instrumentaliser les femmes » comme s’ils ne pouvaient pas croire à l’importance des luttes féministes (qu’on lise un peu sur les organisateurs et on verra que c’est faux)! Le texte propose d’éviter le piège du « tokenism » comme si les organisateurs n’avaient pas invité des « femmes philosophes » (pourquoi décrier l’étrangeté du terme alors qu’il est aussi étrange de dire « hommes philosophes »?) à titre de spécialistes tout comme leurs collègues masculins! Dans tous les cas, il ne s’agit pas d’abord, de toute façon, d’un colloque de spécialistes, mais d’une réunion de gens préoccupés par l’avenir de la philosophie.

    Je crois que tous peuvent s’entendre sur certains points : la sous-représentation des femmes en philosophie est un problème. Il faut essayer d’y remédier de toutes sortes de façons. Mais il est absolument inadmissible d’instrumentaliser le dénigrement mensonger d’un colloque sur l’avenir de la philosophie pour faire la promotion de ces réalités. Le colloque est surtout l’occasion de discuter de ces problèmes et j’espère vraiment que nous y serons nombreux.

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    • Valérie
      11 novembre 2013

      Cet article est certes critique, mais il reconnaît la bonne volonté des organisateurs et propose quelques solutions. Critique ET nuancé.
      Si ce colloque est, comme vous le dites, « l’occasion de discuter de ces problèmes et j’espère vraiment que nous y serons nombreux », alors il faut être capable de tolérer la critique, même la colère. D’amener le débat ici pourrait même être vu comme une continuité du colloque. C’est constructif. C’est un débat. Une réflexion qui peut intéresser les participant.e.s du colloque.

      Par contre, si vous êtes vous-même un organisateur et que vous tenez ce discours: « absolument inadmissible (tant que ça?!) d’instrumentaliser le dénigrement mensonger (où est la fausseté?) d’un colloque sur l’avenir de la philosophie pour faire la promotion de ces réalités (attendez la « promotion du sexisme » ou de féminisme? inadmissible de parler de féminisme, ce n’est pas ce que vous vouliez dire, n’est-ce pas?) », il ne faut pas s’étonner que les femmes ne vous répondent pas…

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  • Simon-Pierre
    11 novembre 2013

    Quand je dis « la situation », je parle bien sûr de la composition du colloque.

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  • martin dufresne
    11 novembre 2013

    Qu’est-ce qui est « dangereusement méprisant », Simon-Pierre? Une sous-représentation patente des femmes et des personnes de couleur, ou le fait de la mentionner?
    Vous connaissez l’expression « tirer sur le pianiste »? 🙂

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  • julie
    11 novembre 2013

    il sait pas lire
    il sait pas penser
    il sait pas écrire
    il est philosophe

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  • Louise
    11 novembre 2013

    … et il ne sait PAS féminiser son langage !

    Merci dude, de si bien réaliser al Loi de Lewis !

    http://philpapers.org/archive/MERAPC

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  • Paul
    11 novembre 2013

    Une simple précision :
    dans ce document :
    http://elphilo.files.wordpress.com/2012/02/description-des-tables-rondes.pdf

    il est clairement indiqué que les intervenants (qui ne sont PAS des conférenciers) auront un temps de parole exclusif limité à 5 minutes. Et ce, ce n’est peut-être pas clair, mais c’est afin de laisser le plus de place possible aux interventions de l’auditoire (c’est-à-dire toutes les personnes qui daigneront se déplacer pour participer à cet État des lieux). Il n’y aura qu’un seul conférencier, Jean-Claude Simard, et c’est parce que c’est le seul qui a mené plusieurs travaux de synthèse sur l’histoire/institution de l’enseignement obligatoire de la philosophie au collégial (qui est le principal débouché pour les personnes qui ont une maîtrise en philosophie).

    En espérant avoir le plaisir de vous entendre lors de ces discussions.

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