Le métro

Certains ont récemment affirmé que les Québécoises vivaient dans un paradis de l’égalité et qu’elle devraient se la fermer plutôt que de constamment renâcler. Si c’était techniquement possible, il serait merveilleux que ces derniers puissent passer une journée entière dans le corps d’une femme afin de découvrir une réalité qu’il leur est insoupçonnée. En guise de consolation, voici ma plus récente micronouvelle, qui se déroule sur l’espace de seulement 20 minutes, et grâce à laquelle on peut avoir un aperçu de ce que c’est pour une femme que de vivre en 2014 dans une société teintée de relents patriarcaux, même en milieu urbain, même quand on est éduquée et indépendante.

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C’était par une journée de redoux et dire qu’elle en avait aussi envie que de se faire arracher une dent aurait été redondant puisque c’était exactement le programme de la journée, de la terminer avec une molaire en moins.

Elle avait tant procrastiné ce matin là, baignant dans une sorte de déni de son rendez-vous chez la parondontiste-implantologiste (ça ne s’invente pas!), qu’une fois venu le temps de partir, elle n’avait pu qu’enfiler les premiers vêtements qui traînaient, sans prendre le temps de se peigner, encore moins de se maquiller. Pour les cheveux, un bonnet de laine vissé sur la tête ferait l’affaire, avec un gros casque d’écoute par dessus pour s’assurer qu’il reste bien en place.

Durant les sept minutes de marche de la maison à la station de métro, elle avait eu le temps de tremper son t-shirt de sueur et d’angoisse. Pas qu’elle avait tellement peur du dentiste en général, mais les histoires d’horreur concernant l’arrachage de dents pullulaient, alors ça lui donnait des bouffées de chaleurs. Une fois à l’intérieur de la station, elle se dépêcha d’ouvrir son manteau pour s’aérer le corps un peu.

Le train arriva immédiatement et elle pu même s’asseoir à côté d’une vieille dame une fois à l’intérieur du wagon, qui pour une fois n’était pas bondé.

À la station Charlevoix, un jeune type mal fagoté entra et s’installa sur le siège transversal, qui venait de se libérer. Avachi, dégageant une certaine assurance, il dodelinait étrangement de la tête. Elle l’observa du coin l’œil, craignant qu’il s’agisse d’un tic involontaire, mais réalisa aussitôt qu’il écoutait tout simplement de la musique, lui aussi.

Bientôt, elle ne lui prêta plus attention et se retira en pensée vers un ailleurs lointain, réfléchissant à sa prochaine destination vacances. L’Italie, l’Espagne, la Grèce ou la Corse? Elle tergiversait.

Quelques stations plus tard, elle senti un regard soutenu posé sur elle, qui l’intimida, engendrant même une espèce de sensation de brûlure sur sa peau. C’était le type. Il la fixait et elle se demanda pourquoi. Elle se dit «mais qu’est-ce qu’il me veut? Je n’ai rien de particulier aujourd’hui. Au contraire, il me semble que je suis particulièrement négligée…».

Elle scanna mentalement sa propre apparence, passa en revue chaque détail, puis ça fit tilt. L’adorable t-shirt qu’elle avait déniché à la friperie! Bariolé, sublime, et bien qu’un peu trop échancré au col a son goût, il l’avait fait craquer.

Voilà ce qu’il regardait, son décolleté.

C’était bien son petit bonnet de seins, oscillant du A au B selon les marques, même pas pimpé à l’aide d’un mécanisme push-up ou d’un subterfuge rembourré, qu’il contemplait avec tant d’instance.

Il y avait pourtant si peu à mirer. À croire que l’imagination du type faisait le reste, du moins elle le supposa. N’empêche, quel regard inconfortable. Elle n’avait certainement pas mis son t-shirt préféré pour attirer ainsi l’attention sur elle.

L’ignorer se dit-elle, fermer les yeux et méditer jusqu’à destination, tel fut le plan mis en œuvre sur le champ. Malgré tout, elle ressenti un inconfort persistant, car elle continuait de percevoir le maudit regard… perçant. Elle en vint à se demander si c’était dans sa tête et ouvrait l’œil gauche de temps à autre pour vérifier. Il était bien là, à jeter des regards obliques vers sa poitrine, qui se voulaient subtils. La bonne blague.

Toute mauvaise chose ayant une fin, même le pénible trajet était derrière elle lorsque, soulagée, elle posa le pied sur le quai. Se dirigeant d’un pas décidé vers la sortie, elle passa devant un banc sur lequel était assis un homme dans la force de l’âge. Il la fixa d’un air mauvais.

Elle venait à peine de passer devant lui que, déjà, elle l’entendit japper «Mademoiselle!» d’un ton bourru. Le quart de seconde qu’elle pris pour hésiter, stopper ses pas et se retourner suffirent à le mettre en colère.

D’un geste brusque, il lui montra le sol où traînaient ses mitaines, qui avaient glissé de sa poche. Elle se pencha pour les ramasser tandis qu’il la grondait vertement, telle une enfant.

Il lui dit en la tutoyant que c’était mal de porter des écouteurs parce qu’elle n’entendait rien et patati et patata.

Le fait quelle approchait de ses 34 ans et qu’elle avait toute ses dents (du moins pour l’instant) ne semblait nullement le freiner dans sa tirade et il lui fit la leçon d’un ton paternaliste.

Elle ne dit rien, lui sourit poliment et passa son chemin.

 

Par Marilyse Hamelin, La Semaine rose

2 Comments

  • M.
    24 février 2014

    Veni, Vidi, Vici comme dirait l’autre. Nous ne nous tairons pas, nous ne serons pas plus aimables parce qu’un homme se fie sur sa petite vie pour faire un constat pour le moins futile, que les femmes ont fait leur chemin et que bon… ça suffit t’sais. Quand mon voisin (soixantenaire) d’à côté arrêtera de me siffler quand je suis sur MON balcon l’été, en short et t-shirt (rien de ben sexay) et que je fais du jardinage les mains pleines de terre, ben peut-être que je crierai moins fort à l’injustice, au dégoût, à l’égalité svp. C’est une réalité que seules les femmes (et très peu d’hommes) connaissent. En tout cas, merci pour le texte, je vous aime bien.

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  • Catherine
    2 mars 2014

    M. et Marilyse, j’aimerais faire un commentaire par rapport à vos interprétations des événements. Vous avez toutes deux mentionné votre apparence et les vêtements que vous portiez. Vous avez eu le réflexe, comme bien des femmes dans cette situation, de chercher ce qui clochait dans votre propre apparence (grosseur de poitrine ou vêtements) qui vous aurait valu ces commentaires/regards, etc. La réalité, c’est que vous auriez pu être en habits de skidoo, vous n’auriez pas été plus à l’abri de ce genre de situation. Pourquoi? Parce que l’homme qui vous intimide/harcèle sexuellement en plein public ne vous respecte tout simplement pas, peu importe de quoi vous avez l’air ou comment vous êtes habillée. Ça peut aller de l’ignorance (penser que vous aimez vous faire siffler) au désir de dominer, reste que ce qui est sous-jacent, c’est un manque de respect envers les femmes. Fixeriez-vous de façon arrogante les parties génitales/sexuelles d’une personne que vous respectez? Le problème n’est pas dans votre choix de vêtement, mais dans la tête de l’homme qui cherche à vous intimider ou vous mettre mal à l’aise.

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