Chronique d’une souricière

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J’écris ce texte-là en réponse à un appel à témoigner des souricières du 24 mars au soir. « Notez en détails les événements ayant précédé et suivi votre arrestation ainsi que le détail de celle-ci. Soyez le plus précis possible (qui était là, comment vous sentiez-vous, qu’entendiez-vous, l’heure, etc), ce récit sera essentiel à votre témoignage éventuel » qu’y disaient.

Tant qu’à écrire pour écrire j’ai préféré en faire un billet de blogue.

Il était 21 :15, le mou de mon divan était confortable, j’y étais évachée dans une douce torpeur. Avec une amie on avait vaguement essayé de se crinquer pour aller à la manif, pour finalement conclure que si ça virait mal il serait toujours temps de s’activer.

Mon punch est pas mal prévisible : un peu après 21 :30 on apprend qu’il y a une souricière sur Grande Allée, et on décide de se rejoindre sur place pour soutenir les arrêté-es. En résulte, vers 21 :45, cette conversation texto :

  • Moi : J’arrive je suis en arrière du G y’a plein de monde qui part

Y’a un mouvement vers la rue Cartier là

  • Elle : Ok

J’suis sur René-Lévesque

  • Moi : Je sais pas si y’a encore du monde devant l’Assemblée nationale

La police nous charge

Au coin Chevrotière

En arrière du G

  • Elle : Fuck j’suis pas loin avec ____
  • Moi : On est dans la souricière

Ah well

Mon divan était confortable 🙂

  • Elle : Fuck mon amie

Osti

J’suis pas loin

  • Moi : 🙂

C’est le propre des sourcières : tout est arrivé très rapidement. Seconde un, je spottais l’anti-émeute au coin de Grande Allée et du Pigeonnier, et seconde deux, le contingent encore groupé qui descendait la rue derrière le Parlement. Seconde trois, j’étais dans la manif qui, seconde quatre, s’est emballée : « Ils chargent! Ils chargent! »

J’ai la chienne, je l’avoue, de la stupidité des groupes. Quand les gens autour de moi se sont mis-es à courir vers les flics qui attendaient de l’autre bord de la rue j’ai eu peur – peur de la panique collective qui peut si facilement aboutir en festival de la matraque.

Ça n’a duré qu’un instant. Acculé-es au mur de béton du complexe G, on s’est rapidement résigné-es devant des robots armés à l’air passablement blasé. Dans le lot il y avait plusieurs personnes que je côtoie régulièrement, des camarades avec qui partager les blagues de circonstance. Je voyais aussi des ami-es à l’extérieur du cordon d’insécurité : la solidarité, y’a pas à dire, c’est un remède ben efficace à l’angoisse.

Et l’attente a commencé. C’est spécial ce que ça fait la captivité. Nos corps, qu’on réussit habituellement à tenir en veilleuse, nous rattrapent. De mèche avec les boeufs en face ils nous trahissent : par leurs inconforts et leurs vulnérabilités ils minent notre résistance et notre courage. Par anticipation on a déjà froid, mal au dos, mal aux pieds.

Bientôt des filles commencent à stresser : « Qu’est-ce qui va se passer quand je vais avoir envie de pisser? » Ça fait pas quinze minutes qu’on est là que déjà des paravents humains s’érigent devant celles qui ont besoin de s’accroupir – surtout, il me semble, pour se rassurer que c’est encore possible. Ou alors par appréhension d’une humiliation encore plus cinglante à venir, peut-être : devoir pisser cordée, dans un bus, les mains attachées dans le dos. Les bobettes baissées, dans le meilleur des cas, par un compagnon ou une compagne d’infortune. Dans cette vallée de larmes, l’égalité est un leurre absurde et évidemment celles qui ne peuvent pas simplement sortir leurs bites de leurs culottes ressentent d’autant plus l’oppression et la fragilité de la dignité humaine.

Quelqu’un à côté de moi s’inquiète : « Ah non, dis-moi pas qu’ils vont nous mettre des tie-wraps… » Je suis pétrie de petite lâcheté : j’ai juste pas le goût. D’avoir mal, d’avoir honte d’avoir mal.

Les minutes s’égrainent, lentement, et l’ennui du temps qui s’allonge étouffe le stress : on a atteint un point mort, il se passe absolument rien. Outre la violence aussi incroyable que banale de nous avoir pris en souricière, je n’ai pas vu de flic commettre de gestes positivement agressifs, même si je sais qu’ailleurs des personnes ont été assaillies, plaquées, jetées par terre, mordues, battues. Pour l’heure et le lieu ils restent là, placides, à faire miroiter leurs grosses bottes, leurs casques, leurs gilets pare-balles, leurs tie-wraps, leurs matraques, leurs guns – le déséquilibre de pouvoir entre eux et nous est accentué au grotesque.

Sans grand éclat finalement, le cordon de police a réussi à nous faire tout simplement disparaître de l’espace public. La dissension est nettement délimitée, emballée, neutralisée, pendant que tout autour notre univers social s’en va chez l’yâble. Notre impuissance n’est même pas romanesque, j’en ai de la peine pour les hippies qui chantent du Harmonium et pour les quelques punks qui tentent mollement de se colletailler avec un boeuf. Une police devant nous baille à s’en décrocher la mâchoire : grosse soirée mon homme, moi avec j’ai ben hâte d’être chez nous devant ma tivi.

L’entente tacite est à la bonne humeur – après tout, s’il fallait s’énerver ou pleurer on n’en finirait pas. On jase, on rigole, on réseaute – j’apprends des potins départementaux concernant des gens que je connais vaguement. Un peu moins froid, avec une bière et en enlevant le mur de béton, et on se croirait au 5 à 7 d’un groupe communautaire ou d’un collectif anticapitaliste.

Un mouvement – les flics commencent à nous relâcher au compte-goutte. Sagement chacun-e prend son rang dans la file vers son ticket. « Oui oui, passe avant moi, je sais que t’as un bus à pogner. » Moi je me dis que j’aimerais ben ça sortir de là avant que le dépanneur ferme. Ça doit être ça vieillir : avoir l’esprit encombré de considérations plates de même.

Mon tour arrive enfin vers 23 :45 et l’intérieur du char de police m’apparaît comme un oasis de chaleur. « Ah, on est bien au chaud! » Le flic semble un peu désarçonné, mais enfile quand même son chapelet :

  • V’là tes droits. Je t’ai déjà avertie une fois à 21 :00 que tu contrevenais au règlement 19 en participant à une manifestation illégale.
  • Ça se peut pas mon bon monsieur l’agent, à cette heure-là je niaisais sur facebook.

Qu’à cela ne tienne, j’ai quand même enfreint le règlement sur la paix et le bon ordre, bon. Dit de même ça sonne cochon, comme si on m’avait surprise à fourrer dans un parc.

Conclusion : 220$ de ticket, accompagné d’un « bonne chance là, j’espère que ça va bien aller ». Moi, j’espère que tu te sens cheap.

Je suis rentrée chez nous prendre une tite bière avec mon amie qui, solidaire, s’était gelée les fesses à m’attendre tout ce temps-là – je ne la remercierai jamais assez.

J’ai mal dormi cette nuit-là, je me suis réveillée plusieurs fois en me demandant j’étais où. Le lendemain j’ai traîné pas mal, un fardeau sur les épaules et une boule dans la gorge. Sur le coup on essaie d’en rire, dans la solitude du quotidien on se l’admet : c’est crissement pas drôle. Comme dit Anne-Christine : les nouvelles sont pas bonnes.

Le coloc de mon cœur chante :

Les amours en dormance à la fin du dégel,

les frontières qui cèdent aux désirs des cités

La misère grugeant les barreaux de l’échelle,

et le grand capital enfin décapité

ça viendra, tu verras, ça viendra, ça viendra.

Ça me rassure, c’est ta voix, je t’aime, j’ai le goût de te croire. Mais aujourd’hui me semble que ça pourrait venir plus vite.

 

Texte publié en version antérieure sur le blogue du Collectif Subvercité.

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