Lettre ouverte au chanteur de Rouge pompier

Le 17 mai dernier, je me suis rendue à la première édition sherbrookoise du Festival du bacon, où ton groupe et toi donniez une performance musicale en soirée. Une bière en main, j’en profitais pour découvrir votre univers, qui m’était jusque-là inconnu. Je m’amusais bien.

Puis est arrivé ce moment, cet entre-deux-chansons où, tout bonnement, tu as demandé si, dans l’assistance, des gens portaient des vêtements rayés. C’était, de prime abord, une demande banale, un peu absurde, qui me semblait adressée à tout le monde, hommes comme femmes, adultes comme enfants. Mais bien vite, tu as précisé : « Y a-t-il des filles qui portent un chandail rayé? » J’ai baissé les yeux sur mon t-shirt uni, et je me suis sentie soulagée. Ça n’a rien à voir avec toi en particulier, mais je déteste ce genre d’adresse au public, cette façon de mettre les gens in the spotlight sans leur consentement. D’autant plus quand ces appels sont genrés – qu’ils visent un sexe en particulier. Pourquoi les filles? Je n’ai pas eu le temps de penser plus loin que tu as ajouté : « Y paraît que les filles qui portent des chandails rayés sont plus cochonnes que les autres. » Boom. On venait de quitter l’absurde pour entrer de plain-pied dans le sexisme grossier.

Le temps que j’assimile cette pertinente information sur le caractère lubrique que confère le vêtement à rayures aux filles (comment diable ce cue m’avait-il si longtemps échappé?), tu avais déjà persuadé une jeune fille postée juste en bas de la scène de monter te rejoindre, les rires du public aidant, eux-mêmes accompagnés de la pression invisible de faire ce qu’on nous enjoint de faire lorsqu’autant de paires d’yeux nous regardent.

Comme tout bon animateur de foule qui se respecte, tu lui as demandé son nom. « Laurence* ». « Eh bien, Laurence », as-tu tranché, « ce soir on t’appellera Cochonne no 1 ».

Elle a eu beau te redire, gênée, que son nom était Laurence, tu as continué de l’appeler « Cochonne no. 1 » jusqu’à ce qu’elle quitte la scène, une chanson plus tard.

C’est une histoire déraisonnable. J’avais trente ans. Un homme m’a contactée pour me dire que nous avions des projets similaires. J’ai accepté de le rencontrer, j'ai toujours peur de rater quelque chose. Son art consistait à demander à des inconnues de coucher avec lui. Pour ma part, n’avais-je pas proposé à des étrangers d’occuper mon lit pour les photographier ? Il avait prévu de m’emmener à un barbecue à Neuilly. Toute la soirée, j’ai fait la bonne. J’ai grillé des saucisses, servi, débarrassé. Affairée, le temps passait plus vite. Tard, il m’a déposée devant ma porte, s’est penché vers moi, a cherché mes lèvres. Je l’ai repoussé en disant : "Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai envie de vous embrasser ? " Il a répondu : "De toute façon, vous mangez comme un porc ! " Des années se sont écoulées, mais depuis, cette sentence revient me tourmenter. J’ai tout oublié de cet individu, pourtant il est toujours assis à ma table.

Le porc – Sophie Calle Source: https://www.perrotin.com/fiche_iphone.php?id_pop=11354&&idart=1&&dossier=Sophie_Calle&&num=59&&p=2

Tu vois, cette assignation, tombée comme un couperet sur la tête de celle qui en fait l’objet, ces mots qui la composent, je suis aujourd’hui terriblement embarrassée de les reprendre et de les écrire à mon tour, même si, cette fois, c’est pour les dénoncer. Car dans cette société gouvernée par l’idéologie patriarcale, nous sommes, malgré nous, des « filles en série », pour reprendre les mots de Martine Delvaux. « [Nous sommes] des filles parce que [nous sommes] en série. » Et ce soir-là, il semble que tu aies désigné la première d’une série : « No 1 ». C’est nous toutes que tu as mises in the spotlight, nous qui, à un moment ou à un autre de notre vie, serons ramenées à notre condition inférieure, forcées d’entendre ces mots qui nous sont balancés comme si nous n’étions que cela : salopes, putes, poupées, cochonnes. Tu comprendras ainsi que lorsque tu insultes une fille sur scène, c’est nous toutes que tu humilies.

Elle aurait pu se défendre, pourrais-tu protester, si elle n’avait pas aimé ça, être là, chanter avec toi, attirer les regards du public. Tu oublies que c’est toi, dans l’histoire, qui possède le capital de sympathie, de popularité – toi, donc, qui, sur la scène, détiens le pouvoir de commander le déroulement des choses, d’induire les mouvements de la foule. Qu’aurait-elle pu faire, devant un public attentif à ses moindres réactions, son rire nerveux, son malaise évident?

Ça se voulait de l’humour, et il te semble que, de mon côté, j’en manque cruellement? Rassure-toi, je suis la première à rire, quand c’est drôle i.e quand la blague ne fait violence à personne. Mais je sais, c’est bien connu, les féministes sont d’incorrigibles rabat-joie.

Tu diras peut-être que c’est la thématique porcine de l’événement qui t’a inspiré, et que cette désignation n’avait rien à voir avec la sexualité d’une femme. Pourtant, tu sais comme moi que si tu avais fait monter un homme sur scène, « Cochon no 1 » n’aurait jamais eu la même portée sexuelle. Une simple comparaison des recherches dans Google Images avec les mots « cochonne » et « cochon » devrait être suffisamment convaincante (pas besoin de dire que c’est NSFW).

À la fin du spectacle, j’ai pensé aller te voir pour discuter. Mais j’ai renoncé en pensant que si tu avais le culot de t’adresser à une fille sur scène en l’appelant « Cochonne no 1 », qui sait comment tu aurais pu me désigner en privé.

Tu seras peut-être surpris d’apprendre que, dans mon entourage qui assistait également au spectacle, composé à la fois de filles et de garçons – tous et toutes fans de ton groupe –, mon indignation était partagée. Et je ne crois pas me tromper en disant que notre malaise s’étendait à plusieurs personnes présentes. Voilà sûrement la seule chose qui m’ait ravie dans cette soirée. Ça, et la poutine au bacon.

*Le nom a été changé.

Catherine Dussault Frenette

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