S’autodéfinir, la liberté avant tout

La féminisation de la langue, plus qu’une affaire de mots: se nommer, se définir et se représenter.

 

Cet essai vient répondre à l’article de Marc-Antoine Gervais sur la question de la féminisation de la langue française[1]. Plus particulièrement, l’auteur défend l’importance de préserver la syntaxe traditionnelle, car ces changements structuraux ne contribueraient pas à une réelle représentation des femmes. Par exemple, il condamne les appellations comme l’«Ordre des infirmières et infirmiers du Québec» ou l’«Association provinciale des enseignantes et enseignants du Québec». Selon lui, si l’on enseignait à l’école la différence entre «genre non marqué» et «genre marqué», les débats sur ces enjeux n’auraient plus raison d’être et ce legs sexiste s’estomperait. Ainsi, nous ferions face à un problème strictement grammatical.

 

Pardonnez-moi, M. Gervais, mais la question est beaucoup plus complexe que vous pensez et ne peut se résumer à des règles linguistiques comme le rappellent Lessard et Zaccour[2]. Ce dédoublage des noms masculins et féminins est le résultat de revendications politiques, sociales et culturelles qui s’échelonnent sur des dizaines d’années de luttes. Si l’on cherche moindrement à comprendre la question, il faut remonter aux origines de ces associations. Sur les 46 ordres professionnels au Québec, seulement 5 organisations écrivent les noms masculin et féminin dans leur totalité[3]. Pour ceux-ci, leur nom repose à la fois, sur des questions historiques, mais aussi identitaires. Elles ont décidé, grâce à des processus démocratiques et bureaucratiques internes, de s’autoreprésenter de cette façon. Sur le site web de chacune, il est possible de constater que ces initiatives se multiplient et se concrétisent au fil du temps : «Cet événement est majeur pour la profession. Il va au-delà d’une réorganisation administrative. En fait, la création de l’Ordre est la concrétisation d’une volonté qui datait des années 1970 et qui, après quelques détours, s’est enfin réalisée[4]», affirmait Diane Blain Lamoureux présidente de l’Ordre des psychoéducateurs et psychoéducatrices du Québec qui a modifié son nom en 2010. Sans compter les associations des enseignantes et des enseignants, des travailleurs et travailleuses au Québec, où luttes féministes riment avec luttes syndicales.

 

Ces doubles appellations ne proviennent pas uniquement de l’avis de l’Office québécois de la langue française en 1979[5] publié à la Gazette officielle du Québec, mais remontent à l’émergence d’un mouvement social féministe plus large qui s’étend dès les années 40, après l’obtention des votes des femmes au Québec. Une simple règle de syntaxe ne peut empêcher des citoyens de s’autoreprésenter. Dans une société libérale, nous devons laisser le choix aux personnes de se définir comme bon leur semble. On ne peut occulter le passé de ces personnes et rendre obsolètes leurs revendications identitaires. La création de nouveaux ordres professionnels ne devrait pas se soumettre à l’autorité d’une instance linguistique, mais devrait plutôt suivre la volonté des membres à s’identifier. C’est notamment pourquoi 41 ordres n’ont pas modifié leur nom. Leurs membres n’ont pas ressenti la nécessité de le faire et ils en ont également le droit. Cependant, les nouveaux ordres professionnels doivent décider pour eux-mêmes et pouvoir se nommer de la manière dont ils se conçoivent.

 

De plus, cette double appellation ne fait pas toujours référence à une féminisation comme vous le mentionnez ! Prenons l’exemple de l’Ordre des infirmiers et infirmières du Québec. C’est en 1969 que Jean Robitaille devient le premier homme infirmier de la province. L’Association des infirmières de la Province de Québec devient alors l’Association des infirmières et infirmiers de la Province de Québec. Très tôt dans l’histoire, on assiste donc à une masculinisation de la syntaxe, qui souligne la présence des hommes au sein d’un milieu anciennement féminin. Ce doublage ne provient pas d’une volonté de représenter les femmes, comme on l’entend fréquemment, mais plutôt d’intégration des hommes. Plus près de nous, on apprenait en janvier dernier que Louis Maltais sera le premier homme à suivre la formation de sages-femmes à UQTR[6]. À quand l’Ordre des Sages-femmes et des Sages-hommes du Québec? Pourtant, le cas inverse se produit rarement. En 1938, Sœur Marie-Cyprien est la première femme à obtenir une licence en pharmacie au Québec[7]. Fait à remarquer, cette femme n’a pas remis en question le titre de l’Ordre des pharmaciens du Québec. En fait, on se rend bien compte que les ordres s’affichant avec les titres masculin et féminin ont oeuvré pour se démarquer et se proclamer ainsi, en dépit d’une anodine faute syntaxique. Aujourd’hui, ces libertés d’expression et d’autoreprésentation doivent primer sur les règles grammaticales avancées par les organismes de la langue française.

 

Québécois, soyons fière d’être les précurseurs de la féminisation parmi l’ensemble des pays francophones. En effet, ce phénomène linguistique et social a été traité uniquement au Québec pendant des années et la France compte encore du retard aujourd’hui[8]. Cette avancée dans la Belle Province traduit une réalité sociologique particulière : des valeurs de société de justice et d’équité qui doivent constamment être valorisées et approfondies. En effet, l’Office québécois de la langue française recommande l’emploi de formes féminines dans tous les cas possibles, alors que l’Académie française les définit comme des types de barbarismes[9]. Selon l’institution, cette féminisation rendrait malaisée la formulation des phrases les plus simples. Personnellement, le titre de l’Ordre des techniciens et techniciennes dentaires du Québec ne me procure aucun inconfort face à l’absurde Déclaration universelle des droits de l’homme avec un grand H. Si l’on compare le cas de la France, qualifiée d’être en retard sur cette question[10], on s’aperçoit que l’Ordre national des infirmiers a conservé le «genre non marqué». Au Québec, la féminisation de la syntaxe au sein des ordres professionnels rend compte de la spécificité du peuple québécois à reconnaître la contribution des deux sexes au métier.

 

Pour tous les travailleurs, professionnels, citoyens du Québec, la féminisation de la syntaxe représente plus qu’une question linguistique de «genre marqué» ou «non marqué», mais résulte d’une forte volonté d’autodétermination et d’affirmation identitaire, qui appartient librement à chaque profession. En adoptant un point de vue historique, tous ces exemples montrent qu’à l’origine, ces nouvelles formulations ne proviennent pas d’un décret formel de l’Office de la langue française ou d’une recommandation grammaticale, mais d’un désir profond de représentation qui s’étend sur de longues années de travail. Nous ne sommes pas de fervents linguistes. La féminisation de la syntaxe est plutôt une affaire de fierté et de liberté.

 

Il faut donc réaffirmer l’importance de l’emploi de formes féminines dans tous les cas possibles : «Tous ces emplois du genre grammatical constituent un réseau complexe où la désignation contrastée des sexes ne joue qu’un rôle mineur. Des changements, faits de propos délibéré dans un secteur, peuvent avoir sur les autres des répercussions insoupçonnées [11]», concluaient l’anthropologue Lévi-Strauss et le linguiste Dumézil à la suite d’un rapport scientifique en 1984 sur la féminisation des titres et des fonctions.

 

N’oublions pas que les femmes sont de plus en plus sur les bancs des universités et sur le marché du travail. M. Gervais, il faut cesser de rendre obsolètes les processus historiques et identitaires derrière les mots, d’autant plus que la vie sociale ne se résume pas à une simple règle de grammaire. Puisque l’on sait que la langue découpe, organise et reflète nos rapports sociaux quotidiennement, comment pouvons-vous représenter nos réalités au Québec grâce aux mots ? Cessons de répéter que nous sommes les héritiers d’une langue autrefois sexiste et transformons ensemble ce patrimoine vivant et riche, qui est le trésor de la langue française.

 

André-Anne Côté

Finissante en Anthropologie sociale et culturelle à l’Université Laval

Crédit photo : Maude Bergeron | Les folies passagères

 

[1] http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/488926/confusion-entre-genre-grammatical-et-sexe

[2] http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/489253/de-la-grammaire-et-de-l-invisibilite-des-femmes-quand-la-neutralite-grammaticale-rend-les-femmes-invisibles

[3] http://www.opq.gouv.qc.ca/ordres-professionnels/fiches-descriptives-des-ordres-professionnels/#c35

[4] http://www.ordrepsed.qc.ca/~/media/pdf/Publication/Rapport_annuel_2010-2011.ashx?la=fr

[5] http://correspo.ccdmd.qc.ca/index.php/document/reformes-et-continuites/feminisation-des-titres-et-des-textes/

[6] http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/757837/homme-sage-femme-premier-quebec-uqtr-mont-joli

[8]http://information.tv5monde.com/terriennes/feminisation-des-mots-la-france-en-retard-22877

[7] http://www.opq.org/doc/media/448_38_fr-ca_0_presentationppt_140e_opq.pdf

[9] http://www.academie-francaise.fr/actualites/feminisation-des-noms-de-metiers-fonctions-grades-et-titres

[10] http://information.tv5monde.com/terriennes/feminisation-des-mots-la-france-en-retard-22877

[11] http://www.academie-francaise.fr/actualites/feminisation-des-noms-de-metiers-fonctions-grades-et-titres

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