Étrange musique familière : quand la voix des personnes racisées est étouffée

Le 9 mars dernier, j’ai assisté à une conférence, suivie d’une discussion, sur le pluralisme et la diversité au Québec, tenue par le Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ). La conférencière était Dalila Awada, une activiste féministe musulmane, qui a partagé ses expériences en tant que militante pour les femmes et les personnes racisées, et en tant que victime de misogynie et de racisme. Awada a su mettre en lumière les discriminations les plus criantes entre les minorités raciales et culturelles et la majorité québécoise blanche, et a fait un état des lieux du travail à faire aux plans individuel et sociétal afin d’éradiquer ces discriminations.

J’ai assisté à cette conférence afin de me sensibiliser davantage aux réalités de personnes opprimées, et afin de me conscientiser aux manières parfois sournoises par lesquelles le racisme peut se manifester. J’ai assisté à cette conférence afin de remplir mon devoir en tant que personne blanche et privilégiée : m’éduquer sur la manière d’être une bonne alliée.

Je suis donc arrivée à cette conférence avec comme seule intention d’écouter ceu-x-elles dont la voix est souvent étouffée. De laisser cette voix résonner en moi, pour qu’elle puisse faire écho dans mes mots et dans mes gestes. De laisser cette voix résonner dans la salle de cours de l’Université Concordia. De laisser cette voix raisonner ma tête et d’autres têtes qui ont baigné dans la même musique depuis trop longtemps. Une musique où l’on fait jouer en boucle un hymne national qui accueille mal les airs étrangers…

En allant à cette conférence, je n’avais aucune intention de parler, d’intervenir. Afin de donner une voix aux personnes racisées, il est important de taire la nôtre. Il est important de leur conférer, entièrement, notre droit de parole. De ne pas diriger leur discours avec nos questions, de ne pas le teinter de notre regard blanc. Il est important de leur laisser l’espace qu’ils se voient trop souvent être tronqué.

Je me suis donc laissée bercer par leurs mots. Je me suis laissée imprégner de leur histoire, des chœurs qui montaient dans la salle. Des témoignages qui amenaient à d’autres témoignages, des souffrances en canon. J’ai oscillé entre les bouts de vie qui étaient mis à découvert, alors qu’un Québec exposé, lui, valsait vers la droite. Jusqu’à ce que, tout d’un coup, tout arrête de tourner. Un homme, blanc, entre dans la danse et se réattribue le droit de parole.

Contrairement à tous ceux-elles qui ont pris la parole avant lui, cet homme sent le besoin de se lever, de se présenter, d’utiliser le « je » de manière exponentielle. Il se peint d’un blanc, certes, immaculé : il fait de l’aide humanitaire au Moyen-Orient, s’implique dans des causes caritatives, et plusieurs de ses amis viennent d’autres pays que le Canada. Bref, de quoi mener le bal.

C’est alors que la valse prit une tournure différente. L’homme en question  nous « mansplain » sur le racisme. À la lumière du fait qu’il est sauveur de « personnes d’autres races », ainsi qu’ami « de personnes d’autres races », il s’autoqualifie de sommité sur le racisme. Il nous explique que le racisme est un phénomène créé par les médias plutôt qu’un phénomène réel. Il explique aux gens dans la salle, incluant majoritairement des personnes qui ont souffert de racisme toute leur vie, qu’il n’y a pas de racisme au Québec, mais que c’est la télévision, la radio, les journaux qui propagent des idées racistes. Parce que lui, il n’est pas raciste: il a tout plein d’amis qui viennent d’ailleurs. Ses amis québécois non plus ne sont pas racistes, ils ont eux aussi tout plein d’amis qui viennent d’ailleurs. So what.

La conférencière, toujours posée et respectueuse, souligne le danger de ses propos. Elle souligne que prétendre que le racisme n’existe pas, c’est faire violence aux personnes racisées. L’homme, lui, se donne en spectacle : il la coupe, s’emballe, déballe ses arguments, hausse le ton, devient plus agressif. Il ne laisse même pas la conférencière finir ses phrases. De toute évidence, il n’est pas venu pour des réponses.

Durant ce temps, de mon côté, je n’avais plus le cœur à la danse. Du moins, pas à cette danse-là. J’ai donc mis son « mansplaining » sur pause et j’ai changé de disque. Je lui ai « womansplainé » ce qu’implique être blanc-he et priviliégié-e. J’ai cherché à lui faire comprendre qu’on ne peut pas avoir la prétention de saisir pleinement ce qu’est le racisme sans l’avoir vécu. Qu’on ne peut pas se déclarer expert sur la question du racisme sans même en avoir fait l’expérience. Qu’on ne peut pas s’approprier une souffrance que l’on n’a pas soufferte, pour enfin parler au nom de cette souffrance. Qu’on ne pourra jamais aussi bien parler de racisme que les personnes qui en sont victimes. Bref, je lui ai fait connaître ma chanson.

Bien entendu, il n’a pas exulté au son de mes mots. Il n’a pas non plus fait preuve davantage de respect pour le restant de la discussion, voire de compréhension. Malheureusement, la discussion dut prendre fin peu de temps après, à la suite d’autres interventions déplacées de sa part. En bref, ce qui commença comme une belle danse finit sur une mauvaise note.

Quoique, avec du recul, j’aime croire que la conférence s’est particulièrement bien déroulée. Après tout, cet homme a su parfaitement incarner un phénomène sociétal, dont Awada a fait état durant sa conférence : l’appropriation des institutions politiques et gouvernementales au Québec de la question du racisme, de sorte que les personnes racisées sont réduites au statut d’invité à la discussion. Tout ça dans un one-man show.

Les débats sur la laïcité, la diversité et le multiculturalisme au Québec se tiennent dans un grand désert blanc. Paradoxalement, on peut bien voir le peu de pluralité au sein des personnes qui entretiennent la discussion sur le pluralisme québécois. Sur la scène politique québécoise, les discussions sur le racisme sont réservées à la classe blanche privilégiée, et favorisent donc le statu quo. Somme toute, on parle ici de débats dans lesquels il y a beaucoup, beaucoup de bruit blanc.

Mais ne serait-ce pas renforcer le racisme que de s’approprier le problème, de réserver les discussions sur le racisme à la classe privilégiée ? J’y vois une appropriation aberrante, un accommodement déraisonnable. J’y vois une autre manière de maintenir l’espace entre le pouvoir blanc et la minorité racisée. J’y vois une majorité qui s’octroie un autre privilège : celui de mener le bal sur le racisme. J’y vois tout un système qui contribue à la domination d’un Québec blanc. Un système qui prétend vouloir inclure, mais finit par exclure.

J’ai commencé ce texte en disant que je cherchais à m’éduquer sur la manière d’être une bonne alliée afin de remplir mon devoir en tant que personne blanche et privilégiée. À bien y penser, je devrais plutôt chercher à me faire éduquer sur ce que signifie être une bonne alliée, et ce par les personnes qui souffrent de discrimination. Je devrais les laisser m’éduquer sur ce que signifie le racisme, le pluralisme, la diversité, le multiculturalisme, la laïcité. Leur laisser donner de la vie et de la couleur à ces mots qui sont trop souvent réduits à des enjeux sur l’agenda québécois.

Après tout, être un-e bon-ne allié-e, c’est aussi se taire. C’est laisser place aux personnes concernées, c’est leur redonner cet espace qu’elles réclament. C’est leur passer le micro, leur donner voix.  C’est les laisser chanter sur toutes les scènes politiques, gouvernementales et institutionnelles du Québec. Et juste écouter.

Catherine Ouellet-Courtois

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