Désapprendre ces leçons qui nous enferment

« J’pourrais courir longtemps avec vous devant moi»

La scène est banale. C’est l’été. J’ai pris l’habitude d’aller courir, en fin d’après-midi, le long de la rivière Saint-Charles. Sur le chemin du retour, alors que je ralentis la cadence, un gars qui me suivait apparemment depuis un moment surgit à mes côtés : « J’pourrais courir longtemps avec vous devant moi. » Je reste muette, il s’éloigne.

Je m’en suis voulu de n’avoir rien dit. J’aurais aimé être rapide sur la gâchette, avoir sous la main un trait d’esprit incisif, prêt comme une gifle. Mais sur le coup je n’ai rien dit. Pourquoi? La réponse me déplaisait et me déplaît encore : je ne savais pas si j’étais légitime de m’être sentie agressée.

Les raisons de ce sentiment d’illégitimité sont à trouver du côté de notre culture. En tant que femmes, nous apprenons bien vite que nous sommes à la disposition d’autrui, que notre existence se définit par un regard qui n’a que faire de notre consentement, que notre valeur découle de notre capacité à plaire et à susciter le désir. Nous peinons à nous imaginer hors de cette relation de dépendance aux hommes, auxquels nous nous sentons irrémédiablement subordonnées. Beauvoir le formulait déjà dans Le Deuxième Sexe : « [La femme] se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre. »

Je n’ai pas échappé aux leçons nocives de notre société : il m’est arrivé de sourire à des hommes qui m’avaient apostrophée, sifflée, reluquée, tâtée contre ma volonté. À celui qui sous-entendait qu’il s’était plu à me regarder le derrière pendant mon jogging, j’avais bien failli dire « Merci ».

Le sexisme au quotidien

En février dernier, le député Gerry Sklavounos prenait la parole après avoir été blanchi, par le Directeur des poursuites criminelles et pénales, des accusations d’agressions sexuelles qui pesaient contre lui. Dans cette déclaration, le principal intéressé n’a jamais reconnu que les propos et les gestes en question étaient problématiques. Il a plutôt profité de sa tribune pour remettre en cause l’existence même de ces comportements en les réinterprétant selon sa grille d’analyse. Ses commentaires inappropriés sont ainsi devenus, dans sa bouche, des traits de son tempérament « passionné », « charmeur » et « volubile », et ses blagues de « vieux mononcle cochon », pour reprendre les mots de la députée Manon Massé, une façon de « détendre l’atmosphère ».

L’incapacité flagrante de cet homme à reconnaître les faits participe d’un phénomène généralisé qu’on appelle « sexisme ordinaire ». Ce sexisme est dit « ordinaire », car il regroupe des conduites tellement répandues et bien assimilées qu’elles en viennent à former un arrière-plan quasi imperceptible. Or, les rires gras, les regards insistants et les remarques dégradantes que nous avons appris à accueillir comme des compliments sont des comportements sexistes : ils nous maintiennent dans un rapport d’infériorité et cristallisent notre statut d’objet.

Nous avons beaucoup à désapprendre. C’est seulement de cette façon, en renonçant à nos automatismes et en étant solidaires des difficultés de chacune, que nous pourrons affirmer le désir qui nous appartient. Peut-être alors en viendrons-nous à dire, à la manière de Virginie Despentes : « Je suis contente de moi, comme ça, plus désirante que désirable. »

8 Comments

  • Elsa
    28 avril 2017

    moi aussi je suis du genre à dire merci !

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  • Lionel B
    29 avril 2017

    J’aime l’idée du féminisme en tant que travail sur soi-même, avec cet objectif d’être plus active que passive dans les relations homme-femme (belle citation de Virginie Despentes). Reste que, en tant qu’homme, il est bien rare d’entendre une femme professer une telle démarche. J’ai beaucoup plus souvent entendu des Québécoises et encore plus des non-Québécoises se plaindre de l’exact contraire: qu’elles trouvent les hommes Québécois trop passifs, timorés, timides, pas assez séducteurs (plusieurs m’ont dit « écrasés par les femmes » et au moins une m’a dit « pas assez machos »), et certaines m’ont dit n’avoir que des amants non-Québécois pour ces raisons.
    La majorité des femmes avec qui j’ai eu des conversations sur ça (ce sujet m’intéresse) m’ont dit préférer que l’homme prenne l’initiative dans les approches de séduction – ce qui revient à dire qu’elles préfèrent avoir le rôle d’objet de désir, alors que la prise d’action (l’initiation de la séduction) serait le rôle de l’homme.
    Peut-être que toutes les femmes avec qui j’ai discuté depuis 30 ans ont subi un lavage de cerveau collectif? Je ne pense pas, et je n’aurai jamais l’arrogance de le prétendre de toutes façons. J’aime mieux les considérer comme des adultes capables de reconnaître et d’exprimer leurs préférences réelles.
    Alors voilà:
    J’aime et admire la démarche individuelle de l’auteure de cet article.
    Mais (et je suis conscient que je dis ça en tant qu’homme) je pense qu’elle est et continuera d’être à l’opposé de la philosophie de la majorité des femmes.

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    • Audrey Ducharme
      4 mai 2017

      Bonjour Lionel,

      Merci de me donner du matériel pour mon prochain billet.

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      • Lionel B
        4 mai 2017

        Oui, c’est un vaste sujet, les relations hommes-femmes, un sujet sans fin, en fait, mais tellement intéressant 🙂
        Et même si je devine que tu vois mon commentaire d’un mauvais oeil, je répète que j’aime que le texte commence par une prise de conscience personnelle et un désir d’évolution tout-à-fait personnel lui aussi. Je trouve ça courageux.

        Ce qui me convainc moins, ce sont les phrases qui commencent par « nous » ou qui contiennent des affirmations sur « la société ». Les généralisations.
        Et même si je devine que plusieurs lectrices (peut-être toi incluse) concluront immédiatement que je n’ai de toutes façons pas d’avis à avoir sur la philosophie féminine, étant un homme, je répondrai que je ne faisais que répéter honnêtement ce que j’ai entendu – et que je suis conscient que j’ai eu des discussions personnelles avec quelques dizaines de femmes dans ma vie, mais pas plusieurs centaines non plus.

        Tiens, en parlant de généralisations: j’ai lu plus bas un commentaire d’un autre homme, un commentaire qui visiblement cherche à blesser. Je ne pense pas que cet homme soit représentatif des hommes en général. Et je ne le suis pas non plus.

        Bien respectueusement,
        L

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  • John Mai Nameis
    3 mai 2017

    « En tant que femmes, nous apprenons bien vite que nous sommes à la disposition d’autrui, que notre existence se définit par un regard qui n’a que faire de notre consentement, que notre valeur découle de notre capacité à plaire et à susciter le désir. Nous peinons à nous imaginer hors de cette relation de dépendance aux hommes, auxquels nous nous sentons irrémédiablement subordonnées. »

    Avez-vous 8 ans? Si vous croyez de telles inepties, vous ne valez pas plus que mononcle Gérard et ses blagues plates à 5 balles… Si vous croyez que votre valeur dépends du désir de l’autre envers vous, homme ou femme, c’est un psychologue que ça vous prends et une bonne introspection, pas un mouvement social qui ne sait plus faire autrement que de pleurer et ramener les femmes dans un état de petites choses fragiles et sans défense!

    Peut-être cet homme à trouvé que vous aviez un joli cul, peut-être était-il ébahis et inspiré par votre grâce, le bonheur que vous transpiriez, la détermination de vos pas, la beauté de l’alliage d’un corps sain et d’un esprit sain que vous incarnez?

    Nous ne le saurons jamais, car un simple « pourquoi dites-vous celà? » aurait permis d’identifier lequel de vous deux est porteur d’insinuations imbéciles.. Le pouvoir de parler est donné aux deux sexes, pas besoin de vraies couilles pour le faire.

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    • Audrey Ducharme
      4 mai 2017

      Vous avez raison quand vous dites qu’il y a un problème dans le fait de croire que notre valeur dépend d’un regard qui est porté sur nous. C’est d’ailleurs l’essence même de mon texte. Vous avez toutefois tort quand vous prétendez que je souhaiterais, comme toutes les autres féministes, « ramener les femmes dans un état de petites choses fragiles et sans défense ». Ce que je veux, au contraire, c’est que nous nous donnions les moyens d’être fortes, confiantes et, oui, de poser une question aussi banale, pour vous, que « Pourquoi dites-vous cela? » au lieu de rester muettes et, idéalement, de le dire quand un comportement nous dérange. Mais la vérité, c’est qu’en ce moment nous avons de la difficulté à faire cela. Et oui, c’est en partie parce qu’on nous a appris à accueillir le désir des hommes avec un sourire, même quand ça nous déplait, à être passives plutôt qu’actives. Je dis cela, et en même temps, je me dis qu’il y a aussi toutes ces fois où j’ai dit à des hommes de me laisser tranquille, et où ceux-ci ont continué à insister au point où j’ai dû m’en aller (du bar, du parc, etc.) Vous pouvez continuer à me mépriser, mais c’est ainsi que les choses se passent. Ça ne veut pas pourtant dire que nous souhaitons que les choses demeurent comme ça jusqu’à la fin des temps. De là l’idée d’une réappropriation de notre désir.
      Après, oui, on peut remettre en question ce que cet homme en particulier a voulu dire (puisque vous ne semblez pas vouloir me faire confiance), mais je ne suis pas à une remarque indésirable près : prenez n’importe lequel de ces hommes, alors, sur la rue, qui a pu me suivre tard la nuit, m’attendre après mon quart de travail, me siffler ou me dire que j’étais « baisable ». Est-ce assez explicite pour vous?

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  • Élisabeth
    4 mai 2017

    Merci Audrey. Les études le montrent au-delà des anecdotes des telles et tels de ce monde: il y a beaucoup de travail à faire. Votre texte m’a rappelé la campagne de salissage contre les tenues vestimentaires, la taille, l’apparence générale de Safia Nolin. Un de mes artistes préférés est Damien Saez. Il se présente sur les plateaux de télévision comme en concert comme Safia. Il est anarchiste. Il l’assume. Il répond à ses détracteurs concernant ses paroles, sa musique qui dérangent. Or, je peux me tromper, mais je ne me souviens pas avoir vu ou entendu de commentaires mesquins sur son apparence. Sur ses habits délabrés comme ceux d’un sans-abri ou sur le fait qu’il ne semble pas se laver tous les jours, pas davantage avant de passer à la télé. Et c’est triste, mais je pense que c’est en grande partie parce que c’est un homme. On ne traitait pas Gerry Boulet de pouilleux non plus. Pourquoi le fait-on aux femmes? Je pense qu’inconsciemment, on s’est collectivement convaincus que pour une femme, il était moins acceptable que pour un homme de paraitre… comme on le souhaite. Et que ce soit avec le look de Safia Nolin ou un autre, je me rends compte que d’être une femme, coiffée ou non, maquillée ou non, «bien habillée» ou non, mince ou non, c’est encore difficile en 2017. Les femmes en politique le dénoncent encore régulièrement. Bref, je pense que y a beaucoup de conditionnement à défaire.

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    • Audrey Ducharme
      4 mai 2017

      Bonjour Élisabeth,

      Mon prochain billet devrait porter sur les stéréotypes sexuels, et je trouve que votre commentaire ouvre justement la discussion vers cette idée. Pour moi, il est clair que Safia Nolin vient briser le stéréotype de la femme que nous nous sommes construit à travers le temps, et comme chaque fois qu’on bouscule l’ordre établi, cela fait réagir… Et pas seulement des hommes, n’est-ce pas? C’est toujours très confrontant de remettre en question la norme et ça prend une bonne dose de courage pour s’y attaquer. Mais je me dis qu’ensemble, un pas à la fois, nous y parviendrons.
      Merci pour votre message!

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