Ma langue dans laquelle je ne suis pas

Crédit photo: Juan Manuel Luna.

Crédit photo: Juan Manuel Luna.

Enfant, j’ai appris cette leçon : Si mille femmes et un cochon marchent ensemble, ils et non pas elles illustrent combien la langue française est phallocrate.

C’est tout de même ahurissant que notre langue, non contente de sexuer toute chose en plus de l’être humain, s’accorde à donner la priorité au masculin, même lorsqu’il désigne un seul porc devant des centaines de femmes! Les femmes représentent plus de la moitié de la population mondiale, et pourtant, on trouve le moyen de parler d’elles comme si elles valaient moins que tout le reste ?!

L’un des impacts, de plus en plus décrié, de ce phénomène, est l’invisibilisation des femmes dans la langue française – quand ce n’est pas littéralement leur dégradation, comme dans l’exemple que je viens de citer. Or, si ce phénomène atteint les femmes, que penser des personnes qui ne s’identifient pas à un genre en particulier? Comment ressentent-elles une langue qui semble, à bien des égards, incapable de les inclure? Et quelle démarche entreprendre pour ne plus qu’elles en souffrent?

On ne peut plus se contenter de la féminisation des titres, déjà difficilement implantable compte tenu des réserves de l’Académie française, mais penser une langue qui, en ne désignant aucun genre au détriment des autres, aura le souci de rassembler en utilisant des mots et des expressions nouvelles.

C’est la raison pour laquelle linguistes, féministes, sociologues, artistes et autres philosophes de notre contemporain suggèrent d’adopter une langue épicène et de transformer notre vocabulaire et nos accords de façon à évacuer ou à réunir (selon les cas) tous les genres, plutôt qu’à en privilégier un seul, souvent le masculin.

À cet égard, j’ai trouvé fort intéressant l’entretien du mardi 9 mai dernier à l’émission On dira c’qu’on voudra sur les ondes de Radio-Canada, dans lequel l’animatrice Rebecca Makonnen recevait l’artiste Samuele, directrice de création chez Cossette, Chris Bergeron, vice-présidente chez Cossette, et Marie-Pier Boisvert, directrice générale du Conseil québécois LGBT.

Cette entrevue a démarré avec une capsule de l’ONF intitulée « C’est quoi ton genre? », qui tente de sensibiliser la population à une langue s’exprimant sans binarité, évoquant des termes et autres outils linguistiques auxquels on peut se référer pour sortir du déterminisme linguistique genré.

À titre d’exemple, on suggère de recourir à des expressions comme « celleux » pour remplacer un groupe, à « toustes » au lieu de « tous » ou « toutes », ou encore à « iel » ou « ille », pour ne plus avoir à trancher entre «il » et « elle ».

En plus de surmonter la discrimination due au genre, cette écriture a pour effet d’alléger les textes, un avantage non négligeable lorsqu’il est question de les rédiger, de les transcrire ou de les traduire. Néanmoins, les personnes interviewées se demandent comment la société adoptera, ou pas, ce vocabulaire, et lesquelles des expressions qui sont proposées seront utilisées.

Car il faut bien le reconnaître : si des gens formés en rédaction peuvent être très à l’aise avec le langage épicène – ce qui est très positif! –  la population en général l’est en revanche beaucoup moins. On constate d’ailleurs que celleux (mon Word ne veut rien savoir de ce mot ☹ ) qui prônent le statu quo, le maintiennent et continueront probablement à le faire, peu importe les campagnes de sensibilisation diffusées.

Par ailleurs, différentes stratégies sont utilisées selon les individus qui favorisent déjà la non-binarité. Ainsi, Samuele, qui ne s’identifie pas à un genre, affirme que durant ses discussions, il lui apparaît plus juste d’alterner entre le « Je » féminin et le « Je » masculin. Le masculin utilisé seul, surtout, serait pour elle une régression : une expression de dominance du masculin sur le féminin.

De son côté, Chris, publiciste, émet des réserves. Dans son travail, il ne lui est pas possible d’inclure des formules épicènes à sa guise. Son exemple? « Mangez-en toustes! ». À l’oral, le public, n’étant pas familier avec la sonorité de ce nouveau mot, pourrait avoir l’impression d’entendre « tourte », et de ce fait se sentir insulté.

Un écueil de taille est aussi admis par celleux réunis à l’émission. En effet, tant pour l’animatrice que pour les trois éloquentes voix qu’elle nous permet d’entendre, les modèles dits « non binaires », donc connus du public, qui s’expriment tant à l’oral qu’à l’écrit sans distinction de genre, sont encore trop rares. Il faudra donc les cultiver avec amour et les donner à voir, et à entendre, davantage.

Le défi pour la langue épicène serait de réguler la tension observée entre la société en général et certains individus. D’un côté, on perçoit que le fait de ne plus interpeller une personne avec un terme genré revient à ignorer cette personne, donc à lui signifier une indifférence qui relèverait du mépris. Ainsi, de ne plus utiliser les « Monsieur » / « Madame » de convenance pourrait être blessant pour les personnes qui ont à cœur d’afficher le genre masculin ou féminin.

En contrepartie, on soutient qu’il est préférable de ne pas genrer du tout, car pour les personnes qui ne s’identifient ni comme une femme ni comme un homme, ou nouvellement comme l’un ou l’autre, il est douloureux, voire insultant, de se faire interpeller par le « mauvais genre ».

En somme, le débat est loin d’être clos, d’autant qu’il n’est pas vécu par toustes de la même manière, mais dans l’ensemble, un fait demeure : le masculin est le genre qui l’emporte dans la langue française, qui, si elle n’évolue pas, continuera à invisibiliser voire à mépriser les femmes et une partie importante de la communauté LGBTQ. Il est donc essentiel que la réflexion à ce sujet progresse, et qu’un impact concret puisse s’observer dans la langue quotidienne.

Et si on amenait, dans la langue, l’inclusion des genres sous-représentés, et cela tant dans la forme que dans le contenu, dans la parole comme dans l’écriture,  lorsqu’on enseigne aux enfants? On pourrait s’attendre à un avenir plus égalitaire comme présent.

7 Comments

  • Élisabeth
    30 mai 2017

    «Combien d’expressions françaises contiennent-elles le mot « couilles »? Pourquoi dit-on d’une femme qu’elle « tombe » enceinte, mais d’un homme qu’il « la met » enceinte? Pourquoi les femmes sont-elles « bavardes comme des pies » si ce sont les hommes qui « mecspliquent »? D’où vient notre tendance à disséquer les femmes en paniers de fruits (des melons pour nos seins, la cerise pour l’hymen, un corps de pomme/de poire…)? Pourquoi est-ce sexiste de parler de féminicide en termes de « fait divers » et de viol en termes d’« abus sexuels »?

    La réponse à ces questions et à bien d’autres dans le « Dictionnaire critique du sexisme linguistique » dont j’ai le grand honneur de vous annoncer la parution le mois prochain chez Somme toute – éditions! Un ouvrage qui recense PLUS DE MILLE mots et expressions sexistes. Un projet qui invite toutes les féministes à passer DES ACTES À LA PAROLE!

    Michaël Lessard et moi avons l’honneur de codiriger ce livre. Nous vous invitons à la rencontre d’une trentaine de voix féministes québécoises de différents milieux, qui relèvent le pari de faire rire, sourciller, décrier, sourire et grimacer avec des textes aussi riches que colorés.

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    En toute modestie bien féminine… c’est un livre que vous ne voulez pas manquer! N’hésitez pas à partager! C’est mon PREMIER LIVRE et je suis tellement heureuse (pour ne pas dire « hystérique » 😉 ) de partager cette nouvelle avec vous tou.te.s!» – Suzanne Zaccour
    Pour en savoir plus : http://www.dimedia.com/f000169347–fiche.html

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  • Élisabeth
    30 mai 2017

    « Today, non-transgender men and women are increasingly free to express masculinity and femininity in different ways, yet still expect their correct pronouns to be used. Why should transgender people have to restrict our gender expression to access the same right? »
    https://www.theglobeandmail.com/opinion/protecting-transgender-people-means-protecting-our-pronouns/article35149520/

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  • Céline
    30 mai 2017

    Ta réflexion est super intéressante et cette question mérite d’être soulevée….petit bémol cependant ….
    pourquoi parler des animaux (en l’occurrence des porcs ici) comme s’ils étaient de la merde alors même que tu défends les « plus faibles « ?? Tu es spéciste??
    Ton exemple avec les mille femme pouvait fonctionner avec « mille femmes et un homme  » mille femmes et un père Noël  » « mille femme et un plombier » pourquoi cet exemple?!
    Les animaux aussi sont victimes d’oppression, d’humiliation… non ?

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  • Élisabeth
    14 juin 2017

    Bonsoir Céline. J’avoue que l’utilisation des animaux aurait pu (dû) être abandonnée, mais comme je le disais, c’est un exemple qui m’a été enseigné alors que j’étais enfant. Ta remarque est tout à fait pertinente cependant, car je ne suis pas spéciste et je n’ai rien contre les porcs ou les autres animaux. Merci en somme de ton commentaire.

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  • Bruno
    8 juillet 2017

    Si, à l’époque, les grammairiens avait été des femmes, le mot amour serait féminin et le mot amours serait masculin. Étant un homme, je trouve votre article un peu axé sur le féminin (je plaisante évidemment); je le trouve excellent et il mérite une réelle réflexion sur la domination masculine dans la langue française. C’est vrai que le « il » tout seul accorde un groupe nominal face à « elles », pourtant l’union l’emporte toujours. Alors pourquoi pas sur ce point là ?

    Ps : je ne suis pas Canadien, mais Français.

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  • Élisabeth
    8 juillet 2017

    Merci Bruno! Si je ne me trompe pas, le mot «amour» est masculin au singulier, mais féminin au pluriel – ce qui est singulier comme situation 🙂

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