Agressions sexuelles et formation des juges

En mai dernier, la Chambre des communes a adopté une loi modifiant le Code criminel canadien et la Loi sur les juges. Elle reconnaît que les procès pour agression sexuelle « risquent fortement de revictimiser les survivant.e.s d’actes de violence sexuelle » et « que ce type de procès donne parfois lieu à des interprétations douteuses du droit. » Ces modifications sont les bienvenues, mais sont-elles suffisantes pour redonner confiance aux victimes dans le système judiciaire ?

Contexte

Le projet de loi a été adopté  alors que certains juges canadiens étaient accusés sur la place publique d’avoir rendu des décisions sexistes, paternalistes ou revictimisantes dans des cas d’agression sexuelle.

Dans un cas, un chauffeur de taxi avait été accusé du viol d’une femme après qu’elle ait été trouvée inconsciente et nue dans son taxi en 2015. Le juge Gregory Lenehan (Halifax) avait déclaré lors de son jugement : « A lack of memory does not equate to a lack of consent… Clearly, a drunk can consent ». Bien que cette déclaration ne soit pas erronée au plan juridique, elle constitue certainement une grave maladresse. Une personne sous l’effet de l’alcool peut avoir la capacité de donner son consentement, mais le droit canadien prévoit que le consentement doit être affirmatif et continu (une personne inconsicente ne peut donc pas consentir)¹. Or, on peut supposer que dans la plupart des cas, une personne qui n’a aucun souvenir des événements n’avait pas la capacité de fournir un tel degré de consentement. Il s’agit donc d’une question de faits… et de preuve.

Dans un cas tout aussi troublant, le juge Robin Camp (Alberta) a remis en question la façon, trop faible selon lui, dont la victime s’était débattue contre son agresseur : « why didn’t you just keep your knees together? » a-t-il demandé à la victime lors du procès, en ajoutant que « pain and sex sometimes go together ». Le Comité d’enquête du Conseil canadien de la magistrature a par la suite examiné la conduite du juge et recommandé sa révocation. Le juge a finalement démissionné.

Loi sur la responsabilité judiciaire par la formation en matière de droit relatif aux agressions sexuelles

En vertu de la nouvelle loi, pour être nommés, les juges fédéraux devront avoir suivi une formation relative aux agressions sexuelles « élaborée en consultation avec des survivants d’agression sexuelle ainsi que des groupes et des organismes qui les aident ». Cette formation abordera notamment les principes juridiques sous-tendant le consentement (« Sans oui, c’est non ! ») ainsi que les stéréotypes et les mythes associés aux plaignants (« Est-ce que boire de l’alcool équivaut à donner son consentement ? » Je vous le donne en mille !). Cette nouvelle loi devrait ainsi permettre aux organismes et aux victimes d’avoir un impact direct sur le système judiciaire en participant à l’élaboration des formations.

Le projet de loi a reçu un appui général de la part des organismes qui viennent en aide aux victimes de violences sexuelles qui y ont vu une manière de répondre à la nécessité de pouvoir compter sur une magistrature informée².

On peut toutefois mettre en doute l’efficacité promise de la nouvelle loi. En effet, seuls les juges fédéraux (notamment ceux de la Cour supérieure, de la Cour d’appel du Québec et… de la Cour de l’impôt) sont touchés par les nouvelles règles de formation. Or selon le Barreau du Québec, « la très grande majorité » des infractions criminelles est traitée par les juges des cours provinciales (comme la Cour du Québec)³. D’ailleurs, les juges Lenehan et Camp étaient des juges provinciaux au moment où ils ont rendu leurs jugements controversés.

La loi permet d’envoyer un signal à la magistrature concernant l’importance de comprendre le contexte social particulier lié aux violences sexuelles, mais est-ce suffisant pour redonner aux victimes la confiance dans le système judiciaire ?

Selon le Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels, l’agression sexuelle est l’infraction criminelle la moins susceptible d’être signalée à la police ; seulement une agression sur 25 serait signalée. De nombreuses raisons sont invoquées, mais il semble que de manière générale « les victimes ne sentent pas que le système va les traiter de façon équitable et avec dignité et respect»⁴. Il s’agit donc d’un problème profond qui touche non seulement les juges, mais le système judiciaire pénal dans son ensemble.

Comment aller plus loin ?

Selon plusieurs intervenantes, la formation obligatoire en matière de violences sexuelles ne devrait pas s’arrêter aux seuls juges : les policiers chargés des enquêtes et les avocats devraient aussi en bénéficier.

Par ailleurs, alors que ce sont les victimes qui sont à la source des accusations portées, elles ne constituent pas, du point de vue juridique, une partie au procès. Elles sont plutôt des témoins, dans une cause qui oppose leur agresseur à la « couronne ». Une victime qui est sous l’impression que le procureur de la couronne est « son » avocat sera surprise d’apprendre que l’objectif du procureur de la couronne n’est pas d’obtenir une condamnation ni même de représenter la victime, mais plutôt de « s’assurer que la preuve soit digne de foi et présentée équitablement en Cour de façon à ce que justice soit faite au moyen d’un procès impartial. »

Les plaintes au sujet du processus légal portent ainsi généralement sur le manque d’information et de communication par les autorités, notamment en raison de la très grande quantité de dossiers qui doivent être traités par les procureurs de la couronne. Pour certains, la création d’un programme qui permettrait de fournir des conseils juridiques indépendants aux victimes de violence sexuelle permettrait donc de favoriser leur confiance. Ces conseillers juridiques pourraient travailler avec les procureurs de la couronne au dossier en répondant notamment en profondeur aux questions des victimes, tout en respectant les droits des accusés et la nature antagoniste de notre système judiciaire¹. L’objectif qui sous-tend cette idée est de permettre aux victimes de sentir qu’elles participent au processus, et qu’elles ne sont pas simplement des observatrices.

Le 6 juin dernier, un projet de loi modifiant le Code criminel a été déposé à la chambre des communes par la ministre de la Justice du Canada⁵. En matière d’agressions sexuelles, le gouvernement propose notamment de clarifier qu’une personne inconsciente est incapable de donner un consentement et de préciser que l’interdiction d’utiliser le comportement sexuel antérieur d’une victime comme preuve que la personne était plus susceptible de consentir à l’acte s’étend aux communications d’ordre sexuel et aux communications à des fins sexuelles. Plusieurs étapes restent encore à franchir avant que le projet ne soit adopté et des modifications pourraient être y apportées.

En définitive, il semble que le processus judiciaire en matière d’agression sexuelle soit progressivement entrain d’évoluer et ce, pour le mieux. Dans le cadre de ces réformes, on doit toutefois s’assurer de favoriser l’autonomie et l’empowerment des victimes d’actes de violence sexuelle. On évite ainsi la revictimisation et on envisage la transformation du système judiciaire en quelque chose qui ressemblerait davantage à un lieu inclusif.


¹Larry C. Wilson, « Independant legal representation for victims of sexual assault : A model for delivery of legal services », 23 Windsor Y.B. Access Just. 249 2005.

²Voir les travaux du Comité permanent de la condition féminine, en ligne : http://www.noscommunes.ca/Committees/fr/FEWO?parl=42&session=1.

³Mémoire présenté au Comité permanent de la condition féminine, en ligne : http://www.barreau.qc.ca/pdf/medias/positions/2017/20170419-memoire-c337.pdf.

⁴Mémoire présenté au Comité permanent de la condition féminine de la Chambre des communes : Étude du projet de loi C-337, en ligne : http://www.victimesdabord.gc.ca/vv/RJAS-JASA/index.html.

⁵Projet de loi C-51. Voir : http://www.justice.gc.ca/fra/sjc-csj/pl/mgnl-cuol/c51.html.

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