Tangerine et la performance des genres

crédit photo: http://www.hollywoodreporter.com/review/tangerine-sundance-review-767066

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Réalisé aux États-Unis en 2015 par Sean S. Baker, Tangerine est une comédie dramatique qui raconte l’histoire de deux travailleuses du sexe afro-américaines transgenres qui évoluent dans le quartier pauvre de Tinseltown à Los Angeles. Il a été présenté à Sundance et a remporté le Prix du jury au Festival du cinéma américain de Deauville la même année. Les critiques cinématographiques ont surtout parlé du travail formel de la réalisation, par exemple les prises de vue avec un iPhone 5, le temps de tournage de 24 heures, avec un budget très restreint et une distribution constituée en majorité de non-professionnel-les recruté-es sur les réseaux sociaux. Bien que ces aspects techniques puissent être salués pour leur ingéniosité, on passe à côté d’un enjeu central du film : comment s’expriment les identités genrées des personnages trans?

 

On pourrait dire que les identités sexuées des personnages s’inscrivent dans une performativité du genre, un concept développé par la philosophe Judith Butler. Elle rejette toute forme d’essentialisme identitaire et suggère plutôt que le genre se recrée chaque jour par la répétition d’actes performatifs. « En d’autres termes, les actes, les gestes et le désir produisent l’effet d’un noyau ou d’une substance intérieure, mais cette production se fait à la surface du corps en jouant sur les absences signifiantes, suggérant sans jamais révéler que le principe organisateur de l’identité en est la cause.[1] » C’est donc par l’expression du genre que tout se joue à l’écran pour le public.

 

Sin-Dee et Alexandra, les deux protagonistes du film, sont des femmes afro-américaines transgenres. Elles performent les codes de l’hyperféminité au quotidien. Sin-Dee a les cheveux orange, porte des talons hauts, des collants, des petits shorts blancs, un gilet court léopard et une brassière noire. Elle se maquille. Son expression du genre est flamboyante et populaire. Travailleuse du sexe, elle projette une image d’elle-même hypersexualisée dans la rue qui est aussi son milieu de travail. Sa façon de marcher, de parler et de se tenir debout dans le métro exprime un positionnement sexué dans l’espace qui est reconnu comme féminin par les autres personnages.

 

Dans une scène touchante se déroulant dans les toilettes publiques d’un bar, Sin-Dee se réconcilie avec Dinah, une femme cisgenre qui a couché avec son copain. Sin-Dee s’approche de Dinah et commence à la coiffer et à la maquiller avec tendresse. L’expérience commune du maquillage rejoint intimement les deux personnages, qu’elles soient une femme trans ou cis. Les compétences esthétiques ne relèvent aucunement d’une essence féminine naturelle ou transcendante, mais bien d’une construction sociale, d’un apprentissage basé sur la pratique et la répétition.

 

Alexandra performe le genre féminin d’une manière un peu plus classique. Sandales, jeans bleus serrés, sacoche et lunettes fumées font partie de son look en plus du maquillage. Elle représente la féminité d’une manière plus réservée et sobre que Sin-Dee. Pendant tout le film, Alexandra aide son amie à retrouver son copain infidèle. Alexandra se cantonne dans un rôle de proche aidante, dans un travail du care souvent associé au féminin traditionnel dans la société patriarcale. Elle écoute patiemment son amie, essaie de la consoler et de la protéger des hommes violents.

 

Vers la fin du film, alors que Sin-Dee se fait ridiculiser par des hommes en automobile et reçoit de la bière dans ses cheveux, Alexandra l’amène dans une buanderie, lave ses vêtements et lui prête sa perruque par solidarité, car Sin-Dee fait face à un profond désarroi. C’est un moment à la fois touchant et surprenant, car il n’y avait aucun moyen de savoir pendant le film que les deux personnages portaient des perruques. Cela vient jouer sur les conceptions préétablies du regard spectatoriel. Ce dévoilement vient illustrer la magie du cinéma en tant qu’art de la vraisemblance et la performativité du genre de Judith Butler. « Plus précisément, on a affaire à une production dont l’un des effets consiste à se faire passer pour une imitation. Cette déstabilisation permanente des identités les rend fluides et leur permet d’être signifiées et contextualisées de manière nouvelle; la prolifération parodique des identités empêche que la culture hégémonique ainsi que ses détracteurs et détractrices invoquent des identités naturalisées ou essentielles.[2] » Il n’y a pas d’identité de genre originale, mais seulement des copies de copies. Sin-Dee et Alexandra ne sont pas plus des « vraies femmes » que les femmes cisgenres. L’identité transgenre permet d’illustrer la construction sociale et d’abolir une différenciation essentialiste et patriarcale des sexualités. Il serait violent d’affirmer que seules les personnes trans performent leur genre. Même les personnes cisgenres, blanches et hétérosexuelles reproduisent chaque jour une conception de l’identité de genre qui est ultra codifiée, normalisée et construite socialement.

 

Sin-Dee et Alexandra se réapproprient l’esthétique et détournent le langage pour se donner du pouvoir. Elles reprennent de nombreuses insultes sexistes, cissexistes et racistes, mais de manière positive et humoristique. Les bitch, fuck et fish (femme cisgenre) sont récupérés pour dédramatiser leurs positions de minorités et d’opprimées. C’est ici, maintenant, qu’elles construisent un espace sécuritaire de réappropriation du langage pour devenir des sujets à part entière. Elles ne se contentent pas d’être des objets sexuels, elles sont actives, se défendent, frappent, injurient et revendiquent leurs existences face aux hommes dominants. Elles brouillent les identités de genre, mais aussi les frontières entre l’espace privé et public. Travaillant dans la rue, elles démontrent que le privé est politique et que les actes sexuels définissent à la fois les frontières des corps et les rôles sociaux de genre. Dans Tangerine, la solidarité entre les femmes trans et cis triomphe sur l’amour hétéropatriarcal, pour notre plus grand plaisir.

[1] Butler, Judith. (2006 [1990]). Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité. Paris : Éditions La Découverte, p. 259.

[2]  Butler, Judith. (2006 [1990]). Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité. Paris : Éditions La Découverte, p. 261.

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