Tu te choisis

La femme qui fuit, c’est le roman québécois le plus lu en France en 2016-2017, un roman réimprimé 10 fois en 8 mois, un roman qui sera adapté pour le théâtre et qui se lit si vite et si facilement qu’on doit interrompre son élan pour revenir à la beauté des phrases, à la maîtrise du style, à la finesse d’une métaphore, à la justesse de ce jeu de funambule intenable entre aimer et haïr cette femme qui a tant été, tant créé, désiré; qui a tant voulu et pris, mais rejeté aussi.

 

Ce n’est pas un secret, le livre a suscité la curiosité de plusieurs parce qu’il parlait de la femme d’un peintre automatiste, d’une femme qui avait vécu et traversé des bouleversements sociaux et culturels sans précédents au Québec et ailleurs, mais tabou au-dessus de tous: cette femme avait abandonné ses enfants.

 

Une femme a-t-elle moralement le droit d’abandonner ses enfants? A-t-elle le droit de mettre au monde des êtres qui dépendent d’elle pour se choisir elle-même, convainquant leur père de les donner en adoption pour ensuite tous les quitter, et la routine, et les obligations familiales…?

 

Si dans les années où Suzanne Meloche a pris cette décision, il était impensable qu’une femme, épouse et mère agisse ainsi, croyez bien qu’il n’est pas simple pour tout le monde de « pardonner » de tels gestes encore aujourd’hui; les réactions très émotives au roman, et surtout aux gestes posés par sa protagoniste, en témoignent.

 

Et qu’est-ce qui fait fuir l’insaisissable Suzanne Meloche? Est-ce l’opprobre populaire, la souffrance de ne plus pouvoir reprendre ses petits dans ses bras, ou encore la honte de les avoir donnés à la vie… pour les y abandonner ensuite?

 

Je vous laisserai en juger avec votre lecture personnelle du livre.

 

Je n’ai pas l’intention de faire le procès de cette femme, mais de soulever un autre tabou. Et mes doléances ne s’adressent ni à Suzanne Meloche ni à celle qui nous l’a enfin révélée, mais à la maison d’édition qui a publié son histoire, le Marchand de feuilles, ainsi qu’à certaines critiques.

 

J’appellerai ce tabou la déféminisation.

 

Une œuvre centrée sur la vie d’une femme entière, authentique, hors de toutes les conventions, œuvre de surcroît écrite par une femme, une artiste hors pairs, moult fois saluée pour son travail sur la paix… une femme déféminisée.

 

En effet, j’ai lu tant sur le site Internet de la maison d’édition que sur la quatrième de couverture du livre, et même sous la plume de critiques – dont certaines, femmes – par ailleurs dithyrambiques à l’égard du roman, qu’Anaïs Barbeau-Lavalette, femme admirable qui a détestée, puis aimée, puis écoutée et racontée La femme qui fuit, était une « auteur ».

 

Eh oui, aujourd’hui, au Québec, on craint ou on étouffe encore le « e » phonétiquement qualifié de muet, jusqu’à le faire disparaitre graphiquement, sans trop se poser de questions.

 

Même mon conjoint partageait mon infinie déception de réduire l’art et la profession d’Anaïs Barbeau-Lavalette à un préjugé archaïque de la non moins vieillissante, pour ne pas dire poussiéreuse, Académie française, à l’effet qu’«une auteure» serait un barbarisme.

 

Heureusement que notre Office québécois de la langue française considère la féminisation des professions, encore que sans obligation. Ce n’était donc pas une « erreur de vocabulaire ou de grammaire » d’ignorer le genre de cette artiste chantant la féminité. On se contentera plutôt de répéter cette évidence : la féminisation des professions (entre autres) est un changement qui « est souhaité et encouragé si l’on veut rendre visible la présence des femmes dans les textes, et par là même, leur place dans la société.»

 

Cette femme qui fuit, c’est une femme évanescente, mouvante, libre : Suzanne Meloche, que l’Histoire du Québec et du monde n’étaient pas parvenues à saisir, et que sa petite-fille, née d’une mère sans mère, a redessiné trait pour trait, un mot et une image à la fois, pour notre plus grand plaisir.

 

Un véritable tour de force pour l’écrivaine Anaïs Barbeau-Lavalette qui, avec ce seul ouvrage, a remporté nombre de prix : Prix des libraires du Québec, Prix littéraire France-Québec et le Grand Prix du livre de Montréal.

 

Je résumerai Suzanne Meloche par cette phrase du roman : « Tu te choisis. »

 

Eh bien Anaïs Barbeau-Lavalette est une auteure, une autrice, une écrivaine, unE génie de la plume et de l’image!

 

Suzanne Meloche et Anaïs Barbeau-Lavalette, je vous remercie. Pour ce que vous avez créé, pour ce que vous êtes, pour vos témoignages de femmes d’hier et d’aujourd’hui sur notre société. De vous découvrir m’a rappelé combien je rêve d’une langue française qui choisit pleinement ses femmes qui la vivent, la parlent et l’écrivent

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