L’envers de la visibilité : Pensées pour la journée internationale de la visibilité transgenre

Ce texte a d’abord été publié sur le blogue Medium.

 

Ce samedi dernier, le 31 mars, j’ai débuté ma journée en lisant les vœux exprimés sur les médias sociaux à l’occasion de la journée internationale de la visibilité transgenre. Cette journée, qui se veut reconnaître l’importance de la visibilité pour les personnes trans, une population encore méconnue, se voit ponctuée de photos, d’histoire personnelles, et de reconnaissance envers les militant·e·s trans des années passées.

 

À chaque année, c’est aussi une occasion pour les activistes de se questionner sur le lien entre progrès et visibilité. Des suites de l’explosion médiatique trans des dernières années, plusieurs s’empressent de proclamer une nouvelle, meilleure ère pour les droits trans. D’autres, pourtant, y voient plutôt un regain d’animosité envers les communautés trans.

 

La visibilité n’est pas par soi-même indicative de progrès. À notre époque, qui se démarque par un accroissement de la polarisation politique et la montée de l’extrême droite, la visibilité peut aussi servir de point d’organisation pour les personnes s’opposant au progrès. Les droits et ressources durement gagnées se voient remises en question.

 

On ne peut pas dire que le paysage médiatique québécois est très favorable aux réalités trans. L’ascension récente de Gabrielle Bouchard au poste de présidente de la Fédération des femmes du Québec en fait la preuve. Après son élection démocratique, on a pu lire un nombre ahurissant d’attaques envers elle. On l’accusait d’être anti-femme, de ne pas pouvoir représenter les femmes du Québec… En gros, de ne pas être assez femme. Malgré toute cette visibilité — on pouvait entendre parler des personnes trans à tous les jours pendant quelques temps — on ne peut pas dire que c’était une bonne visibilité. Quelques réponses critiquant les proposes de Denise Bombardier furent publiées, mais aucune ne provenaient de personnes trans même si plusieurs avaient été soumises. Dans l’ensemble, le côté anti-trans avait clairement dominé.

 

La réaction à l’élection de Gabrielle Bouchard est un microcosme de la représentation médiatique québécoise des personnes trans. À ces articles ouvertement hostiles écrits sous la plume de grands noms comme Denise Bombardier, Lise Ravary, Mathieu Bock-Côté et Richard Martineau s’ajoutent les médias voyeurs et sensationnalistes qui s’intéressent plus à satisfaire la curiosité morbide du public envers cette population « exotique ». Bien représenter les voix et la diversité des personnes trans, on s’en fout. Si les personnes trans se font entendre, c’est souvent à travers des témoignages personnels plutôt qu’à titre d’expert·e·s. Malgré mes diplômes, prix et publications scientifiques, je me fais encore souvent approcher pour parler de mon parcours de transition… comme si c’était intéressant.

 

Cette visibilité n’est pas sans coût. Cette conscience grandissante chez la population générale comme quoi des personnes trans, ça existe, fait en sorte que plusieurs d’entre nous qui auparavant pouvaient passer inaperçu·e·s se voient de plus en plus identifié·e·s comme trans dans la vie de tous les jours. La masculinité féminine et la féminité masculine deviennent des indicateurs de transitude, n’étant plus simplement interprétées comme androgynie ou non-conformité de genre. La visibilité médiatique entraîne la visibilité individuelle, forme de vulnérabilité. Dans le concret, on voit le taux de crimes haineux croitre, sans doute en partie à cause de l’identification accrue des personnes trans dans la sphère publique.

 

La visibilité médiatique a avantagé celleux d’entre nous ayant le plus de privilèges. Femme blanche éduquée en droit provenant d’une famille aisée, j’ai pu accéder à des plateformes auxquelles je n’aurais autrement pas eu accès en tant que chercheuse et activiste. Certaines de mes réussites académiques relèvent probablement aussi de la popularité des questions juridiques trans dans le monde universitaire — réussites s’étant notamment soldées par le premier numéro thématique sur le droit trans au Canada, dans la revue de droit de l’Université de Toronto.

 

Cette visibilité n’a pas su aider les communautés trans les plus marginalisées. Le harcèlement, la discrimination et la violence sont causées et empirées par des politiques gouvernementales qui tardent à changer. L’accès aux soins de santé parmi les populations trans racisées, migrantes, et pauvres est difficile, et l’absence de couverture d’assurance pour les soins liés à la transition — ce qui augmente les besoins monétaires et donc le seuil de risque accepté — ainsi que les lois criminelles simplistes sur le travail du sexe ont notamment contribué au meurtre de Sisi Thibert à Montréal en septembre dernier.

 

Malgré une promesse de la part de la ministre de la justice Stéphanie Vallée en août dernier, Québec ne permet toujours pas aux personnes trans n’ayant pas la citoyenneté de changer leur nom et mention de sexe sur leurs documents d’identité. Toutes les autres provinces permettent ce changement. Les deux dernières marches trans ayant été dédiées à cet enjeu, on se demande bien où est l’indignation populaire. À quoi bon la visibilité si elle ne sert pas à faire connaître les besoins de nos communautés?

 

Nous devons repenser la visibilité. Nous ne pouvons la voir comme mesure de progrès, car le progrès pour l’élite n’est pas le progrès de l’ensemble. Pour la journée internationale de la visibilité transgenre, pensons à comment la visibilité n’a su aider et à comment nous pouvons mieux faire à présent.

 

Cet article a été soumis à Le Devoir et La Presse, sans succès.

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