MA CHATTE N’EST PAS GRATUITE, MAIS ELLE N’EST PAS ESCLAVE

Fille perdue. Fille publique. Fille soumise. Fille isolée. Marie-salope. Autant de termes qui s’échinent à me rappeler que ma dignité s’est pendue avec ma respectabilité, le jour où une bite a pénétré mon vagin de manière non gratuite. Adieu estime de soi, adieu confiance en moi, adieu ma place parmi les citoyens de droit, car maintenant compassion et condescendance de bon aloi seront les seuls compagnons avec lesquels tu jouiras.

 

Lorsque je parle de mon métier, l’on m’imagine trop souvent dans un décor d’entrepôt, attachée sur un matelas tellement sale qu’un rat d’égout n’en voudrait pas pour crever, avec une seringue dans le bras, les yeux aussi expressifs qu’un merlan frit, et des ouvriers bulgares (je n’ai rien contre la Bulgarie) défilant à la chaîne dans mon vagin.

 

Cette image, qui vient tout droit du film Taken, n’est que le reflet d’un cliché partagé par la société, lorsque le mot prostitution pointe le bout de son nez. Lorsque je parle de mon métier, l’on pense à des corps souillés, des femmes dressées aux viols et à la coke, attendant dans une cave pour une tournante.

 

Spoiler alert : ce que décrit cette image n’est pas du travail du sexe, c’est de l’esclavage sexuel. Elle ne parle pas de travail, mais d’exploitation. Ce n’est pas de commerce du sexe dont il s’agit, mais bien de trafic sexuel.
C’est une distinction qui représente peut-être un détail pour vous, mais pour nous, travailleurs et travailleuses du sexe, elle veut dire beaucoup (merci France Gall pour la réf.).

 

Je suis une travailleuse du sexe, pas une esclave sexuelle. C’est une distinction essentielle, nécessaire et vitale, car l’amalgame fait entre travail et esclavage a abouti à la rédaction de lois, qui, à défaut d’aider les victimes du trafic sexuel, a créé de nouvelles proies pour les réseaux mafieux et trafiquants.

 

Ce n’est pas pour rien que l’on s’insurge contre la loi de pénalisation du client en France. C’est parce que cette loi est préjudiciable pour celles qu’elle prétend défendre. L’émigration forcée vers les zones périphériques, les bois, les zones industrielles, pour échapper aux contrôles policiers, est une résultante de cette loi. Les clients imposant leurs propres tarifs, leurs propres pratiques (le bareback[1] a la grande côte), est une résultante de cette loi, «les clients disent que ce sont eux qui prennent désormais des risques et imposent leurs conditions, comme des rapports non protégés ou une baisse des tarifs»[2], comme l’explique Irène Aboudaram, coordinatrice à Médecins du Monde. Le coup porté à notre autonomie financière, à notre indépendance,et à notre santé physique et mentale, est une résultante de cette loi. Elle est en vigueur depuis deux ans, et «il en ressort que les conditions de vie des prostitué(e)s se sont fortement dégradées[…], avec une augmentation générale des violences sexuelles, insultes, braquages»[3].

 

Des travailleurs et des travailleuses qui étaient à leur propre compte se sont tournés vers des proxos pour leur sécurité, et ont perdu leur autonomie, et certain.e.s en ont même perdu la vie. Les maisons closes appâtent les travailleuses immigrées en leur faisant miroiter des papiers avant de les enfermer dans un travail à la chaîne. Les mouvements abolitionnistes se drapent de la mission sacrée de sortir les asphalteuses de la rue en leur brandissant les cartes «régularisation» et «dignité retrouvée», sans pour autant offrir des possibilités de réinsertion concrètes, aboutissant au constat que «très peu de personnes ont, en réalité, bénéficié de ce parcours, car les conditions d’accès et les modalités ne permettent pas de le suivre. Il manque des hébergements, et les allocations financières proposées sont bien souvent insuffisantes pour vivre sans continuer son activité»[4].

 

Aux États-Unis, il y a moins de deux mois, la loi FOSTA/SESTA a été adoptée. Cette loi interdit, sous peine de se voir taxer de tiers-payeur, de proxénète ou de complice du trafic sexuel, aux sites internet tels que Craiglist, Backpage et The Erotic Review d’héberger les annonces des prostitué.es. Pour toutes celles et ceux travaillant via Internet, c’est un énième coup bas qui les force à retourner dans les rues. C’est une perte de revenus, une perte d’un réseau de clients, sans parler d’une perte de sécurité qui leur était garantie via le screening[5]. De nouveau, ceux qui s’autocongratulent de l’adoption de ces lois sont aveugles aux conséquences qu’elles ont sur les travailleurs et les travailleuses, soit le retour à une marginalisation dangereuse pour nos vies.

 

Je terminerai sur les mots De Laura LeMoon, ancienne victime du trafic sexuel devenue travailleuse du sexe à son compte :

Beaucoup de gens me demandent quelle est la réponse pour éradiquer le trafic sexuel si FOSTA/SESTA ne l’est pas. La première chose que les «citoyens lambdas» peuvent faire, c’est d’arrêter de croire qu’ils savent tout du trafic sexuel parce qu’ils ont vu « Sex Slave » sur NBC ou parce qu’ils ont fait un exposé sur le sujet au lycée. Vous n’en connaissez rien, à moins de l’avoir vécu personnellement. […] Aller vers la décriminalisation, soit la suppression des sanctions concernant la prostitution, est un des moyens grâce auxquels on peut combattre le trafic sexuel. Institutionnaliser un espace de prostitution libre, réduit les besoins en macs ou autres intermédiaires […] Une des idées les plus dommageables est que travail du sexe et esclavage sexuel soient une seule et même chose, ou que l’industrie du sexe est par essence violente et basée sur l’exploitation. […] Si vous vous préoccupez des victimes du trafic sexuel, vous devez vous préoccuper des travailleurs et travailleuses du sexe. Donnez-nous une chance de survivre, on s’occupera du reste[6].

Météora & Nicki Frost

 

[1] Bareback : pratique du sexe sans protection.

[2] Irène Aboudaram. «Prostitution : la loi de la jungle ?». Dans le magazine Elle. 30 avril 2018.

[3] Ibid.

[4] Ibidib.

[5] Screening : méthode de vérification des données d’un client pour assurer notre sécurité suite aux recrudescences d’agressions.

[6] Laura LeMoon. «Trump just signed legislation that could be deadly for sex workers like me». Dans le Huffington Post. 15 Avril 2018.

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