SEULE LA NUIT

  1. EXTÉRIEUR NUIT. RUE MONTRÉALAISE. HIVER.

 

Caméra fixe. Plan d’ensemble. Une silhouette monte la côte dans une fine brume de poudreuse, les mains dans les poches. Son identité se perd dans l’informité rembourrée de son manteau.

 

Hors-champ, la voix caractéristique d’un grand boulevard : le souffle rapide des voitures qui avalent tous les feux verts. Ici et là, quelques coups de klaxon. Toujours, quelque part, une ambulance, une sirène de police, ou une déneigeuse. Routine et urgences coulent ensemble dans l’artère.

 

L’ombre sans nom poursuit son chemin ascendant. Gros plan sur son visage. Nous découvrons une femme dans la vingtaine, aux lunettes rectangulaires, aux lèvres sèches, à la peau ferme, mais rouge de froid, ou encore jaune et bleue sous les lumières blafardes des petits commerces. Plan moyen. À sa droite, un minuscule dépanneur encastré entre deux vieux immeubles. Un homme fume à l’extérieur. Elle regarde droit devant elle. Elle le dépasse.

 

Caméra mobile, derrière elle, pas à pas, de plus en plus proche. Notre lentille s’embue de la condensation qui, de sa bouche, vole jusqu’à nous. Nous percevons une respiration rapide. Nous nous glissons le long de son bras. Son pouls pulse dans tous nos capteurs. Nous nous introduisons dans sa poche.

 

  1. INTÉRIEUR POCHE.

 

Nous nous adaptons lentement à la noirceur ambiante. Le frottement du tissu raide assourdit la vie extérieure. Un petit cliquettement se fait entendre et un mouvement laisse passer un bref jet de clarté. Nous devinons la forme rectangulaire d’un téléphone intelligent. À côté, des reflets métalliques se dessinent entre quatre cylindres mats. Des clés et des doigts. Des clés entre des doigts. Un hérisson de canines en fer. La main se crispe en poing plus serré.

 

  1. INTÉRIEUR NUIT. DANS UN BUS URBAIN.

 

Un peloton clairsemé s’accroche au squelette chromé du véhicule. La protagoniste murmure un « Bonsoir » souriant au chauffeur. Elle trouve une place assise le long de la paroi. Le dos contre la fenêtre couverte de sel et de poussière, elle sort son téléphone de sa poche. Elle hisse ses lunettes embuées au sommet de son front, fait valser ses doigts sur l’écran tactile. Nous nous installons derrière son épaule.

 

Gros plan sur un compte Tinder dont elle est l’héroïne. Du bout d’un pouce, elle parcourt sa propre description, sa photo de profil.

 

Elle glisse d’une page à l’autre. S’arrête sur une conversation récente. Un message reçu attend encore sa réponse. Elle le fixe.

 

Hey on pourrais se voir demain si t’a pas de cour?

 

Elle appuie sur la boîte de rédaction. Temps. La barre verticale clignote dans le vide, une dizaine de fois. Elle éteint son écran.

 

Plan rapproché. Elle replace son cellulaire dans sa poche, relève la tête. Regarde en face d’elle.

 

Gros plan sur un autocollant rectangulaire, blanc, mauve et jaune, placardé au-dessus d’une fenêtre, visible entre les têtes encapuchonnées. Mise au point progressive.

 

Entre deux arrêts. Service pour les femmes qui voyagent seules. À partir de 19h30 du 30 août au 30 avril. À partir de 21h du 1ermai au 29 août. Demandez au chauffeur, il jugera s’il peut arrêter son bus en toute sécurité.

 

Plan poitrine sur la protagoniste. Elle referme les yeux.

 

  1. INTÉRIEUR NUIT. CHAMBRE.

 

Plan d’ensemble. Son manteau gît au pied d’un lit simple. Installée en tailleur, elle ouvre son ordinateur et son compte Netflix. Elle lance une série humoristique, s’enroule dans un grand carré de duvet synthétique bleu. Assise contre ses trois coussins, une main absente près de son cellulaire éteint, elle se détend.

 

La caméra se décontracte avec elle. Perd sa raideur. Dérive sur le côté, doucement.

 

FONDU AU NOIR. ELLIPSE.

 

Plan américain, en plongée. Maintenant couchée sur le dos, la tête dans les oreillers, elle rit tout haut. Ses cheveux sont noués en tresse lâche et humide, son corps se fond confortablement dans un pyjama ample. Elle grignote un, deux, trois bouts de chocolat.

 

Son téléphone tressaute sur son ventre à chacun de ses rires. Le temps d’un générique de début, elle le rallume, le fixe en silence. Dans la pénombre qu’elle a laissée s’installer, la lumière froide pâlit son visage et rebondit sur ses lunettes. Nous devinons le logo de Tinder, quelque part dans les reflets. De l’index, elle pause l’épisode en cours.

 

Temps. Elle écrit. Le texte naît progressivement, au-dessus de sa tête, superposé à l’image.

 

Si ça ne te dérange pas, j’aimerais qu’on en apprenne un peu plus l’un sur l’autre avant. On pourrait parler davantage de nos intérêts, par exemple?

 

Envoi. Temps.

 

J’aime prendre mon temps. C’est comme ça que je suis à l’aise. ^^ Mais si ça ne te convient pas, je comprendrai tout à fait.

 

Envoi. Temps.

 

🙂

 

Envoi.

 

Elle branche l’appareil à son chargeur. Elle s’enfonce dans son creux de couvertures. Relance son émission.

 

Temps.

 

Elle cligne des paupières.

 

Elle les garde closes.

 

Elle laisse sa tête glisser.

 

Elle somnole.

 

Elle s’endort.

 

TING.

 

Pas de réaction.

 

TING.

 

Silence. Puis les tintements insistants viennent s’additionner de plus en plus vite, de plus en plus fort. Ils saturent nos micros, crachent par-dessus les voix des acteurs, dont la routine comique se transforme en sons informes, crispants.

 

TING.

TING.

TING.

TING.

TING.

TING.

TING.

TING.

 

TING.

 

Dans un dernier crissement insupportable, elle sursaute. Regarde autour d’elle, l’œil confus, un peu embrumé. Près d’elle, son téléphone parle encore tout seul. Un acouphène strident vibre toujours en arrière-plan. Elle s’étire et jette un regard à l’écran de verrouillage de l’appareil. Dans notre cadre, les notifications successives de Tinder envahissent soudain l’espace. Elles s’imposent par-dessus le décor tamisé et paisible de la chambre.

 

Nouveau message de…

Nouveau message de…

Nouveau message de…

 

Elle fronce les sourcils. Décadenasse le cellulaire pour lire ses messages. Le temps d’un battement de cœur, le cadre est libéré de sa pollution et nous permet un gros plan sur son visage.

Elle lit. Se fige.

Occupant de nouveau tout l’espace et striant sans concession son corps maintenant tendu ainsi que son environnement intime, les messages commencent à défiler.

 

Euuuuuu ok, ca veut dire quoi ca haha?

Tu mas swipé à droite, tsé

Ca veut dire que tu voulait m’voir non?

Sinon je trouve ca un peu cave

Pk tu répond pas?

Pk tu répond pas lol?

y a tu eu un bug

ok non tu mignore

wow

me faire niaiser de mm

moi jvoulait te payer un verre, faire de quoi d’cool

jdis juste que tinder cpour rencontrer du monde

pi tu mdonnes le silent treatment

cest tu bon pour ton tit ego

 

TING.

toutes les même

TING.

pas capab de prendre une mini remarque

TING.

bonne chance a ton futur chum bitch

TING.

si ten a un un jour

 

Elle fixe son écran, les yeux immenses, ses pupilles deux trous noirs. Un temps. Deux temps. Trois temps.

 

D’un pouce tremblant, elle bloque le monologueur colérique. Un dernier TING retentit à la même seconde. Elle supprime la notification avant que le texte ne puisse apparaître. Elle scrute encore le cellulaire désormais inactif. Un temps. Deux temps. Mille temps.

 

Elle affiche son profil. Le rend invisible.

 

Lentement, son visage se tord. Elle semble vouloir sourire, mais ses paupières se mouillent et ses joues rougissent. Elle se retourne violemment pour étouffer ses sanglots dans son oreiller.

 

Elle cache sa face. Se rend invisible.

 

Le son et l’image se meurent avec elle.

 

NOIR. TEMPS.

 

TOUDOUDOUM.

 

Lumière. Alerte personnalisée. Elle rouvre des yeux cramoisis et enflés. Une conversation de groupe. Son nom, identifié dans un message suivi de cœurs multicolores.

 

Hey, toi, tu nous manques. Si t’as toujours pas de lift pour venir en rrrréééégion je viens te chercher, te le dis.

 

Elle rit. Un petit son étranglé. Mais elle rit.

 

FIN.

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