Grosse et rien d’autre : Insatiable et ses sous-entendus dangereux

J’ai été grosse la majorité de ma vie.

 

À une époque, c’était, sans vouloir faire de jeu de mots, un poids pour diverses raisons. C’était le cas particulièrement durant l’école primaire et la majeure partie du secondaire. On connaît toustes la cruauté de la jeunesse et elle n’est, à ce que je crois comprendre, pas près de s’estomper. Netflix nous le prouve assez clairement avec un show qui s’apprête à sortir incessamment: Insatiable.

 

Selon l’indigeste bande-annonce, le scénario relate l’histoire d’une ado grosse qui ne réussit pas à se faire accepter de ses compagnons de classe et qui doit donc subir leur intimidation tous les jours. Elle se fait harceler dans les corridors, est dépeinte comme une jeune femme incapable de contrôler son appétit et est réduite à un personnage stéréotypé digne des comédies les plus fades (même via le titre, notez-le). Après une agression où on lui casse la mâchoire, elle est forcée de se contraindre à une diète liquide pour l’été puisqu’elle ne peut pas mâcher. À la fin de la saison estivale, elle revient à l’école avec un revenge body impeccable, les courbes aux bonnes places: elle est enfin belle et mince, exactement comme ce qu’on attendait d’elle pour enfin lui faire une place dans la catégorie du vrai monde qui vaut la peine. Elle décide alors de se venger de tous ses détracteurs en utilisant la violence à toutes les sauces… d’ailleurs, on s’attend même à y voir un incendie. C’est pas rien, là.

 

Bien engoncée dans un fatsuit de qualité médiocre, la protagoniste nous fait sentir comme des mascottes de second ordre qui n’ont absolument aucun self-control et qui ne méritent ni le respect des autres ni leur propre estime de soi.La manière dont les média de masse représentent les personnes grosses est souvent synonyme de honte. Rien de plus classique, malheureusement.

 

De plus, assumer que la manière de régler un problème (si son apparence en est un pour elle, ce qui est visiblement le cas ici), est d’en développer un autre en s’affamant est horriblement et vachement malsain. Au lieu d’utiliser l’opportunité en or de dépeindre le quotidien d’une jeune femme aux prises avec une stigmatisation inacceptable afin de normaliser sa situation et d’offrir une image positive au public cible manifestement adolescent, on confirme une fois de plus, à l’aide d’une trame narrative plus que pathétique, que les humains ayant des bourrelets ne sont en fait qu’une sous-catégorie de personnes.

 

Ça aurait été l’occasion rêvée de véhiculer des messages positifs en lien avec l’image de soi, un discours dénonçant l’intimidation et la grossophobie, mais aussi d’aborder la question de la santé mentale, de faire savoir qu’il n’y a aucune raison d’avoir honte de se faire aider si nécessaire.

 

Mais non.

 

Ça n’aurait pas été suffisamment divertissant, n’aurait pas généré assez de clics, ni de visionnements ni de rires puisque l’on sait tous que de s’acharner sur des gens déjà vulnérables permet au grand public de se sentir au-dessus du problème… bref, plus adéquat, plus beau, plus valide. C’est de la déresponsabilisation aveugle.

 

En outre, on utilise l’universelle carte de l’humour pour faire vendre un projet qui renforce des idées préconçues et justifier l’utilisation de la violence ordinaire autant verbale que physique pour arriver à ses fins.

 

Sur Facebook, la backpackeuse taille plus faisait justement remarquer qu’on y glorifiait la violence en la rendant acceptable si cette dernière était utilisée dans le cadre d’une vengeance. Je la cite à ce sujet: « les victimes d’intimidation vivent des moments extrêmement difficiles et peuvent avoir un désir de vengeance. C’est normal, voire humain. Mais normaliser de battre une personne ou de lui mettre le feu comme c’est sous-entendu dans la bande-annonce, c’est inacceptable. Ça ne crée qu’une répétition du cycle de violence. » Elle ajoute: « La normalisation de l’intimidation jusqu’à la violence et l’agression: est-ce que c’est normal de présenter un milieu scolaire où la violence puisse naturellement escalader jusqu’à une fracture de la mâchoire, et ce, sans intervention du personnel scolaire et/ou des parents? »

 

En dehors de tout ça, qui est déjà beaucoup, je tiens à souligner qu’une perte de poids aussi rapide (environ 2 mois et quelques jours puisqu’elle maigrit durant l’été, à ce que je comprends), est non seulement dangereuse, mais absolument irréaliste. Elle revient à l’école avec un corps soudainement élancé, parfait, dénué de toutes traces de vergetures ou de peau en trop. Il s’agit là d’un autre un acte manqué qui aurait pu servir de sensibilisation auprès des personnes aux prises avec un trouble alimentaire par exemple. À titre indicatif, selon la nutritionniste Isabelle Huot, une perte de poids saine et durable équivaut à une diminution d’environ 1 à 2 livres par semaine. Ainsi, pour perdre un aussi gros volume comme on le voit dans la bande-annonce, la protagoniste d’Insatiable aurait dû étirer son régime sur plus de deux ans…

 

En somme, il ne s’agit pas seulement d’un show qui rit des gros, non.

 

C’est également le véhicule d’un message beaucoup plus problématique encore: quelle image envoie-t-on aux jeunes avec un surplus de poids? Que pour réussir dans la vie et avoir une véritable valeur, chaque personne doit entrer dans un moule aux dimensions 36-24-36? Que s’ils ne changent pas, ils sont voués à l’échec? Qu’ils sont destinés à être le punch de toutes les mauvaises blagues qu’ils entendront au cours de leur vie?

 

Les jeunes apprennent ce qu’on leur sert sur leurs multiples écrans, vous savez. C’est insidieux, ça entre par tous les pores de la peau après avoir fait son chemin dans leurs oreilles et, par la suite, on se demande pourquoi autant de jeunes doivent jongler avec un ou plusieurs troubles alimentaires. En plus, on leur montre que l’intimidation est non seulement correcte, mais qu’elle est aussi la norme… et qu’ils en seront ainsi victimes toute leur vie. Le public cible de cette ignominie est en plein développement de son identité et tout ce qu’on arrive à lui enseigner, c’est que son apparence physique définit l’entièreté de sa personne et qu’une seule silhouette est valide.

 

Si, moi, en tant que grosse, j’ai en effet envie d’être représentée davantage dans les média, ce n’est pas de cette façon-là. Mon corps n’est pas un costume, un problème, une anomalie et encore moins une blague. Il est exactement là où il doit être en tout temps jusqu’au moment où j’en déciderai autrement si ça venait à arriver. Pour l’instant, je constate ce privilège énorme que j’ai d’avoir pu passer par-dessus toutes ces insultes et de me sentir bien et belle lorsque je me regarde dans le miroir. Il ne faut surtout pas croire les sous-titres empreints d’une grossophobie rampante qui suggèrent que d’être mince et malheureux vaudra toujours mieux que d’être gros et heureux. Franchement, qu’attendons-nous pour enfin donner le beau rôle aux atypiques de tous acabits? Sachez qu’être soi-même dans la société où on vit est aussi une révolution et il ne faut jamais avoir peur de la mener de front.

 

Ne vous laissez pas le temps d’être désolé.e.s.

 

Emmanuelle Bouchard

 

 

Source de l’image: Netflix

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