Reflets de femmes dans l’espace public : vers un regard plus intersectionnel

Le texte suivant découle d’expériences vécues dans le quartier de Parc-Extension à Montréal. C’est une zone de la ville où vivent plusieurs communautés internationales et de nouveaux arrivants. Environ 62 % de la population y habitant est née hors Canada et plus de 40 langues y sont parlées tous les jours.

 

La multiethnicité et la pluralité des religions pratiquées sont des éléments fondateurs dans les dynamiques et les rapports agissant dans le quartier, autant dans sa richesse humaine que dans ses complexités sociales.

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Montréal, le 4 juin 2018 – Parc-Extension – 35 degrés à l’ombre

Se sentir libre et en accord avec mon corps : Check.

Découvrir ma peau et mes « attributs féminins » en public : Check.

Le regretter : Check aussi.

 

En évoluant dans les rues de Parc-Extension en plein été avec robe colorée, bras nus et poitrine dévoilée, j’en suis venue à vouloir me couvrir à mon tour.

 

Ma relation avec les femmes portant le hijab ou autre attribut visant à garder privés des aspects du corps féminin ne fut pas toujours limpide, que ce soit dans la compréhension ou dans l’interaction. Face à elles, je comprenais ma différence et les implications de mon choix personnel, celui de rendre mon corps physique visible, voire très visible.

 

Ayant grandi dans un environnement athée et encourageant l’expression de soi libre et sans entrave, j’ai souvent tenu pour acquise ma chance et en ai profité, dès l’âge de 15 ou 16 ans. Chez moi, en France, le climat social n’est pas toujours bienveillant envers les femmes voilées. Ma mère, ayant tellement lutté pour sa propre liberté (physique, sexuelle, financière et humaine), avait à l’époque beaucoup plus de mal à comprendre ces femmes et, du haut de mes 15 ans, en devenir-femme, l’écoutant, la comprenant, je me voulais libre aussi, ce qui pouvait signifier : défendre une vision de la femme entravée ni par la décision d’un homme ni par la société, ni par elle-même.

 

Mais c’est là que la vision même de l’entrave devient bancale, prenant un sens différent en fonction de nos croyances et de nos convictions.

 

Dans ma famille, les entraves furent structurelles dès le début, à cause de la pauvreté mais aussi de schémas et de chemins familiaux tout tracés. Dans d’autres familles se nourrissant de cultures différentes (rappelons que le fait de couvrir la chevelure des femmes n’est pas exclusif à l’Islam, voir ici), la notion d’entrave se rapporte à un cheminement spirituel, à un bien-être au-delà des apparences et de certains codes esthétiques imposés aux femmes.  

 

Et pourtant, lorsqu’on ne réfléchit qu’en surface, qu’on toise ces femmes en pensant qu’elles n’embrassent pas la créativité existante dans l’acte de se découvrir et de déconstruire les normes vestimentaires et esthétiques auxquelles les femmes sont soumises, c’est un jugement précaire, car mal renseigné. La réalité des femmes portant le voile pour des femmes blanches et athées nous parait bien souvent éloignée, presque séparée par une faille qu’on peine à voir, à regarder en face.

 

Pour cette ignorance, ce jugement rapide – entendu à la maison et nourri à l’école et dans la rue –  que j’ai ressenti mais rarement exprimé, je m’excuse.

 

Comprendre que ma condition n’est pas LA condition universelle demande un travail d’écoute et de remise en question. Intellectuellement, humainement et socialement, cela m’a permis de développer de l’empathie et de communiquer des messages allant dans le sens du vivre-ensemble. Couverte ou non couverte, la solidarité entre femmes doit passer avant tout.

 

Ceci dit, vivre l’expérience d’être une femme découverte dans un espace public où la majorité des femmes sont voilées est une expérience pour le moins déconcertante. Je pense même qu’il est rare de vivre une telle expérience dans les quartiers dits « blancs » de Montréal. À Parc-Extension, ainsi vêtue mais découverte, les femmes me sourient, leurs couleurs dansent dans mes pupilles et je suis fière et reconnaissante de ce lien muet qui existe entre nous toutes. Il est vrai que dans d’autres quartiers de la ville, où la multiethnicité n’est pas aussi flagrante et les religions rendues plus cachées, le rapport au corps est différent. Chacun.e s’habille à sa guise, mais comme on me l’a fait remarquer, les regards des femmes sur les femmes peuvent être durs, scrutateurs et interrogatifs.

 

Ainsi, la situation opposée – soit être couverte dans un espace public où ce n’est pas la norme – a une occurrence inversement proportionnelle. La question des réactions virulentes envers le hijab se pose une fois de plus. Pourquoi tant de bruit? Pourquoi tant de peur?

 

Sont-ce réellement les femmes portant le hijab qui sont la source des craintes? Ou est-ce qu’une opinion publique que je ne connais pas voit ce voile plus que jamais analogue à la fameuse « scarlet letter » désignant les femmes impures (Hawthorne, 1850)?

 

Une certitude à déconstruire : moi vs elles  

Dans ce contexte où j’aime être une femme décolletée, cellulitée, poilue, loud et sexuelle, aimant en parler et encourager d’autres femmes, je me suis retrouvée un instant sans mots, délestée de mes convictions et de mes idées. Cette aise relative exposée dans un espace public où les codes ne vont pas dans mon sens fait de moi une person of interest et me force à regarder de l’autre côté du miroir pour voir mes privilèges.

 

En effet, blanche, tatouée, sexualisée et visiblement sexualisante, ma tenue provoque des réactions de la part des hommes dont je suis le plus souvent épargnée dans les quartiers dans lesquels je gravite habituellement. Les regards sont tout aussi présents ailleurs, mais cachés. Là, c’est l’insistance du mouvement de leurs yeux qui révèle le plaisir cherché et obtenu dans ce geste, ce moment passé à décomposer chaque parcelle de mon corps et à imaginer je ne sais quoi.

 

Là, à Parc-Extension, au milieu de ces milliers de personnes aux coutumes et habitudes différentes des miennes, les règles du jeu ne sont pas en ma faveur et le rapport change immédiatement. Là où d’habitude je me fais petite mais droite, je baisse la tête et accélère le pas. Ce n’est pas un homme ou deux, c’est presque tous ceux que je croise.

 

Ces hommes, se retournent sur mon passage, et pourtant cela ne contribue pas à renforcer mon self-esteem. Certains stoppent leurs véhicules pour me proposer un lift ou s’enquérir de mes tarifs, on accélère le pas pour me voir de plus près, on tourne la tête pour être sûr, je suis suivie, arrêtée, on me voit, je suis vue. Je me sens harcelée et en insécurité, et le sentiment d’infériorité ne tarde pas à se manifester.

 

Ces moments suspendus et répétés ont fait naître en moi une indignation, une colère organique bien connue des femmes. Ces émotions, au-delà d’avoir été perçues psychiquement, m’ont poussée à réfléchir plus urgemment aux racines de ces attitudes masculines.

 

Dans le cadre de mon emploi dans un centre communautaire du quartier (visant à aider et à offrir des ressources aux individus et aux familles vivant dans la précarité alimentaire et pour un mieux-vivre grâce à une saine alimentation), j’ai pu côtoyer et échanger avec des femmes du quartier. Certaines ont partagé avec moi leurs expériences, en tant que femmes, en tant que mères, en tant que musulmanes. Ce fut l’occasion de comprendre que les conditions de vie réelles de plusieurs milliers de femmes. Pour la plupart des femmes avec lesquelles j’ai échangé, un sentiment de simplicité existe avec le hijab. Par exemple, de nombreuses femmes originaires de communautés musulmanes sud-asiatiques portent le voile un peu quand elles veulent, elles choisissent le bon moment. Pour d’autres femmes pratiquant un islam du Maghreb, le voile n’est tout simplement pas une manifestation de foi. Ces deux exemples de femmes non voilées ne discréditent pas celles qui font le choix de le porter et ne valident en aucun cas les discours visant à critiquer les femmes voilées : ils sont plutôt un moyen d’exprimer la diversité existante dans le rapport au corps couvert et découvert, même dans des religions pouvant être perçues de l’extérieur comme systématiquement oppressantes.

 

Une pensée en moi s’est ainsi imposée : protégées par nos privilèges, nous oublions souvent qu’intersectionnalité ne signifie pas seulement mission humanitaire à l’autre bout du monde. Le voile ou le non-voile ne suffit pas à statuer de l’extérieur sur l’état de vie d’une femme. La puissance des femmes existe en elles et leur aura se manifeste, qu’on porte un voile ou pas.

 

D’où l’importance, au Québec et ailleurs, de développer des discours féministes sur l’espace public plus ouverts et plus intersectionnels. Cela nécessite à mes yeux une prise en considération locale et spécifique de chacune des situations auxquelles les femmes sont confrontées. Montréal, de par sa multiculturalité et sa multiethnicité – grandement médiatisées et instrumentalisées par certains médias et politiciens et politiciennes – pourrait être un point de départ vers justement un approfondissement de ce concept clamé haut et fort qu’est l’intersectionnalité. De plus, les notions de précarité professionnelle et financière sont essentielles et doivent être intégrées dans la manière dont nous nous penchons sur ces contextes d’être femmes dans l’espace public. La mise à distance des quartiers défavorisés par les autorités locales laisse à penser que les espaces de changement se bâtissent au travers des actions citoyennes et de l’engagement du dialogue directement dans les cadres concernés et par les concernés.

 

C’est pourquoi, si prise de conscience il y a, il faut s’intéresser à la situation de plus près et avec discernement hors de nos zones de confort, offrir des places de parole et renouveler certaines perceptions sectaires et limitées à quelques points de surface auxquels les féminismes s’attachent. Les relations entre classes sociales, origines ethniques, identités et appartenances religieuses vont bien au-delà des apparences. Il est aussi de notre ressort de rendre publique cette réalité, sans pour autant prendre la parole pour autrui. Dans cette perspective, il serait question de rejoindre au travers du rassemblement des communautés pro-féministes LGBTQ+, celles de femmes de couleurs, des personnes non-binaires et trans, les femmes autochtones, les femmes politiques, les citoyennes, les femmes jeunes et les plus âgées. Nous avons besoin d’une discussion collective, où chacune peut exprimer ses points de départ, ses problèmes et ses solutions.

 

En vivant cette expérience de harcèlement de rue à Parc-Extension, en mettant en perspective tout ce que je sais, ce que j’ai vécu et tout ce que je ne sais pas, je lance un appel à la discussion, à l’échange, à des regards les yeux dans les yeux entre nous toutes. Nous avons peur les unes des autres, peur de nous juger, de nous faire du mal, parce que nous ne nous comprenons pas.

 

Si vous souhaitez vous impliquer à Parc-Extension, plusieurs associations et organismes existent et sont constamment en recherche de bénévoles pour parer aux besoins des habitant.es du quartier :

 

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