Colombie: un contre-monument pour la mémoire collective des victimes de violences sexuelles

À l’écriture de ces lignes, les activistes, militantes et artistes sont rassemblées sur la Place Bolívar à Bogotá pour participer à l’œuvre d’art Quebrantos (qui signifie « effondrements » en français) à l’initiative de l’artiste colombienne Doris Salcedo. Leurs actions visent à dénoncer l’assassinat systématique des défenseur·e·s des droits humains en Colombie, et plus particulièrement, l’extrême violence qui affecte les femmes dans ce contexte. Depuis la signature de l’accord de paix en 2016 entre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc-ep) et le gouvernement colombien, c’est plus de 300 défenseur·e·s assassiné·e·s, qui s’ajoutent à l’impunité de 99% dont bénéficient les agresseurs dans le cas des violences sexuelles.  

Parmi ces femmes militantes qui revendiquent une Colombie libre et pacifique se trouve la Red de mujeres víctimas y profesionales (RMVP) – Le réseau de femmes victimes et professionnelles – qui est au cœur des luttes contre les violences à caractère sexuel dans le cadre des accords de paix signés à La Havane. Cet accord est d’ailleurs jugé historique pour sa vaste consultation des victimes et des collectifs œuvrant pour les droits humains. Mais la RMVP n’est pas seulement une association de soutien aux femmes victimes de violences sexuelles : c’est aussi une force politique qui s’est donnée pour mission de faire entendre la vérité sur ces violences s dans le conflit armé colombien. Les femmes de la RMVP refusent de parler en termes de dénonciations, elles racontent leurs histoires; elles n’acceptent pas le concept de survivantes qui, selon elles, est un concept imposé de l’extérieur et dérivé d’une conception européenne. Elles sont des victimes de violences sexuelles et c’est de cette position qu’elles prennent part à la justice restauratrice dans le cadre de la nouvelle « justice spéciale pour la paix » (JEP – Jurisdicción Especial para la Paz). Au cœur de la ville animée de Bogotá, assises dans un petit restaurant de quartier, elles racontent leurs histoires.

Des corps et de la guerre : Fragmentos

« Si on peut fondre les armes, on peut aussi fondre la haine »

-Participante au contre-monument Fragmentos

J’ai eu peine à arriver à notre rendez-vous. Sans internet et prise dans les rues bloquées par le trafic de Bogotá, j’étais dans l’angoisse qu’elle soit partie. Elle, Ángela María Escobar, coordonnatrice nationale du RMVP, m’attendait en compagnie de Fulvia Chunganá Medina, coordonnatrice du réseau dans le département du Cauca, ainsi que deux étudiant·e·s avec qui elles avaient travaillé. Elles avaient des histoires de résistance à raconter, et ces histoires ont été exprimées via leurs paroles, mais aussi grâce à leur participation dans l’une des plus importantes œuvres d’art produite pour la mémoire historique des victimes du conflit armé colombien : Fragmentos, de l’artiste Doris Salcedo.   

Assises dans un petit restaurant de quartier, il était difficile de nous concentrer sur le repas. Mais ce n’était pas le bruit des klaxons, de la vaisselle ou les cris des serveurs et serveuses qui happaient notre attention : c’était la nécessité de parler et de s’écouter, c’était les vibrants témoignages de luttes politique d’Angela et Fulvia. Victimes de violences sexuelles dans le cadre du conflit armé, elles sont aujourd’hui porte-paroles et militantes au sein du RMVP et elles ont participé activement à la construction du contre-monument Fragmentos, l’œuvre de Salcedo.

Fragmentos a été pensé par l’artiste colombienne pour représenter « le vide et l’absence, parce que c’est précisément à travers ces éléments que je peux établir le caractère absolument irrémédiable de la guerre »[1] . C’est un contre-monument car il s’agit de déconstruire l’idée selon laquelle la guerre peut avoir des héros : ce sont 37 tonnes d’armes fondues des Farc-ep (9 000 armes) qui ont constitué 800 mètres carrés de surface[2]. L’espace de mémoire historique est conçu pour durer 53 ans et accueillir différentes perspectives sur le conflit armé. 53 ans, comme la durée du conflit. Plus encore, c’est la première fois qu’un espace artistique de mémoire collective met au cœur de la narration les femmes ayant vécu des violences sexuelles en Colombie : il s’agit, selon Salcedo, de révéler « l’injustice testimoniale » dont elles sont victimes. 


Vingt femmes victimes de violences sexuelles ont martelé pendant deux jours les dalles d’acier qui forment le sol de l’espace Fragmentos. Selon Angela:  

« Nous ne savions pas ce que nous allions faire ; on nous a montré, avec les outils comment marteler les dalles. On l’a fait pendant deux jours, sans trop parler. […] La première feuille a été tellement dure, je l’ai frappée tellement fort, que je l’ai brisée en deux. […] La guerre a fait plus mal. Mais nous sommes ici, laissant la rage, la douleur. Nous avons martelé pour toutes [les femmes]. Ce fut un travail collectif transformateur, cela nous a permis la guérison. »

Selon les femmes de la RMVP, en faisant des armes le sol sur lequel on marche, le pouvoir des armes est détruit : « Grâce au contre-monument Fragmentos, c’est nous [les femmes] qui seront debout sur les armes, et non les armes qui seront au-dessus de nous[3] ».


 Red de mujeres víctimas y profesionales
Compte Twitter: https://twitter.com/redmujeresvp

De la résistance : le pouvoir politique de la douleur

“J’ai pris la décision de pardonner à ceux qui avaient fait ce qu’ils voulaient avec mon corps, alors que je ne pouvais décider […] Je suis la résistance. »

-Fulvia, victime de violences sexuelles des Farc-ep

Fulvia est la résistance. Elle a résisté toute sa vie contre la violence patriarcale dans le cadre du conflit armé, qui est aussi devenu le quotidien de plusieurs femmes en Colombie. Selon elle, sans la douleur, elle ne serait pas devenue aussi engagée politiquement pour le droit des femmes : c’est là que sa vie a changé. Ayant participé à Fragmentos, et ayant eu la chance d’écouter les témoignages d’autres femmes participantes, Fulvia assume un rôle actif et politique dans l’actuelle mise en place de la justice restauratrice avec les Farc-ep. C’est une opportunité pour proposer des changements dans l’imaginaire collectif trop souvent marqué par la violence basée sur le genre. C’est de là qu’Angela et Fulvia réitèrent : elles ne veulent pas être vues comme des survivantes, mais bien à partir d’une catégorie légale et politique de victimes de violences sexuelles. Elles sont « des victimes de violences sexuelles, mais aussi des actrices politiques », comme le souligne Angela pour réitérer l’importance de la réparation collective et de l’empowerment des femmes victimes dans ce contexte.

Pour Angela et Fulvia « tout commence par le corps; le corps est le moteur, le navire dans lequel nous sommes tous les jours. Se connaître et re-signifier le corps pour la paix » est leur objectif partagé avec la RMVP. La douleur est devenue le point de départ d’un engagement politique et partie prenante des actions de résistance collective entre les femmes qui ont trouvé, à travers cette expérience artistique, une reconnaissance symbolique, trop souvent niée par les institutions étatiques.

Priscyll Anctil Avoine
Université du Québec à Montréal
Fundación Lüvo

Cyppp_

[1] Salcedo, Doris (2019). “Una polifonía de voces”, Revista Arcadia, n°159, p.3.

[2] Sáez de Ibarra, María Belén (2019). “Un lugar común”. Revista Arcadia, n°159, pp.4-7.

[3] Red de Mujeres Víctimas y Profesionales (2019). “Nuestra reparación”, Revista Arcadia, n°159, pp.8-9.

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