Le discours antiféministe dans la presse écrite au Québec
Par Émilie Goulet
L’antiféminisme et sa forme masculiniste au Québec ont déjà été étudiés par plusieurs auteures dans les dernières décennies. Même si certaines confirment le rôle fondamental que jouent les médias dans la diffusion de ces idées au Québec [1], aucune étude ne l’avait démontré empiriquement. Dans le cadre de mon mémoire de maîtrise [2] [3], j’ai analysé les répercussions du discours masculiniste dans les médias sur le mouvement des femmes québécois. Dans ce texte, je présenterai les résultats quant à la présence et l’évolution de l’argumentaire masculiniste dans la presse écrite et je conclurai avec la réaction du mouvement des femmes par une analyse des publications de la Fédération des femmes du Québec.
Afin de procéder à l’analyse de ce discours, deux quotidiens québécois ont été retenus : La Presse (Montréal) et Le Soleil (Québec). La période étudiée s’étend de 1985 à 2009, ce qui permet de vérifier si la tuerie de l’École Polytechnique le 6 décembre 1989 a influencé la diffusion des idées masculinistes dans les médias. Afin de constituer le corpus à analyser, les articles de journaux portant sur les sujets véhiculés par le discours masculiniste ont été sélectionnés. Six thématiques ont donc été retenues : la condition et l’identité masculine; les droits des pères et la garde des enfants; la violence conjugale; le suicide chez les hommes; la réussite scolaire chez les garçons; le féminisme qui est allé trop loin ou le mythe de l’égalité déjà-là.
La tuerie de Polytechnique et le discours masculiniste
Plusieurs auteures ont affirmé que la tuerie de l’École Polytechnique le 6 décembre 1989 a joué un rôle dans la montée de l’antiféminisme au Québec. Micheline Dumont [4] a écrit que « cet événement a marqué le début d’un antiféminisme ouvert et tonitruant » et Diane Lamoureux [5] a affirmé qu’il y a une « montée de l’antiféminisme dans le discours public à partir des événements de Polytechnique ». Finalement, Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri [6] considèrent que cet événement « agira, au final, comme catalyseur de la mouvance masculiniste qui se constituera en véritable mouvement social dans les années 1990 ». Les résultats de cette recherche montrent que les premiers articles écrits sur des thématiques masculinistes ont été publiés en 1988 dans La Presse et en 1992 dans Le Soleil. Dans la première moitié des années 1990, le nombre d’articles publiés dans les quotidiens est relativement faible. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié de cette décennie qu’on remarque une augmentation plus marquée, sans qu’elle soit toutefois constante, d’articles portant sur des thèmes masculinistes. Ces données ne permettent pas de confirmer que la tuerie de Polytechnique a joué un rôle dans la montée du discours antiféministe dans la presse écrite. Si cet événement avait réellement eu une influence, le nombre d’articles sur les thématiques masculinistes aurait été beaucoup plus élevé dès le début des années 1990. Au moment de la tragédie de Polytechnique, le mouvement masculiniste commence à s’organiser et n’est pas encore bien structuré [7]. Cela pourrait expliquer la faible présence de son argumentaire dans la presse écrite, suite à Polytechnique et durant la décennie 1990.
La véritable émergence du discours masculiniste dans la presse écrite
La majorité des articles sur les thématiques masculinistes ont été publiés dans La Presse et Le Soleil durant les années 2000. En effet, il y a une augmentation très importante de ces articles dès le début de cette décennie et l’évolution est similaire dans les deux quotidiens. Nous notons une forte baisse en 2007, suivi d’une légère remontée dans les années suivantes. Dans La Presse, l’année 2006 est celle qui en compte le plus grand nombre, alors que c’est en 2002 dans Le Soleil. Il est difficile d’observer des tendances significatives dans l’évolution de chacune des thématiques, car le nombre d’articles varie beaucoup d’année en année. Comme l’évolution des thématiques n’est pas constante ou progressive, il semble qu’elle soit liée à des événements et des actions spécifiques.
Par exemple, on observe une augmentation du nombre de textes sur la thématique de la réussite scolaire dans Le Soleil en 2003. Notons que cette année a été marquée par les élections provinciales et que le discours de l’ADQ a trouvé un écho assez important dans ce quotidien avec ses propositions sur le décrochage scolaire des garçons. Dans La Presse, la thématique du droit des pères a été assez importante en 1997 et 1998 et elle a connu une couverture médiatique sans précédent en 2005 et particulièrement en 2006. Les années 1997 et 1998 ont été marquées par un projet de loi sur les pensions alimentaires, un rapport sur la refonte de la Loi sur le divorce et la mise sur pied d’un comité sur la garde des enfants. En 2005 et 2006, les médias québécois ont accordé beaucoup d’importance aux actions d’éclat des membres de Fathers-4-Justice, par exemple avec des membres déguisés en superhéros qui ont grimpé sur le pont Jacques-Cartier et la croix du Mont-Royal.
Deux conclusions peuvent être tirées de ces résultats. Tout d’abord, ces données confirment ce qu’ont affirmé Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri [8], c’est-à-dire que « le mouvement masculiniste est particulièrement actif et dynamique surtout depuis le début des années 2000 ». Malgré une certaine présence dans les années 1990, c’est véritablement durant les années 2000 que le discours masculiniste a été diffusé dans ces deux quotidiens. Ensuite, il existe un lien clair entre l’évolution des thématiques masculinistes dans la presse et des actions ou des événements précis. Il semble donc que ce soit grâce à des actions d’éclat (la grève de la faim de Gordon Sawyer en 2001, les superhéros de Fathers-4-Justice en 2005 et 2006, etc.) ou des événements précis (colloque du Réseau Hommes Québec en 1994, le dépôt du Rapport Rondeau « Les hommes : s’ouvrir à leur réalité et répondre à leurs besoins » et du rapport « La réussite scolaire des garçons. Des constats à mettre en perspective » en 2004, etc.) que les masculinistes réussissent à diffuser leur argumentaire dans les médias. Nous constatons généralement une diminution des articles sur ces thématiques lorsqu’il y a peu d’actions ou d’événements créés par ces derniers.
Les réactions du mouvement des femmes
Suite à cette augmentation de la diffusion du discours masculiniste dans les médias à partir du milieu des années 1990 et de façon plus marquée dans les années 2000, le mouvement des femmes québécois a réagi. Une analyse des rapports d’activités ainsi que de la publication de La Petite Presse de la FFQ démontrent que cette organisation a commencé à réagir à la montée de l’antiféminisme pour la première fois en 2003. L’année 2004 marque un tournant, car c’est à partir de ce moment que ce phénomène devient une préoccupation pour les membres de la FFQ. Les années suivantes sont caractérisées par des analyses de la montée de l’antiféminisme, des actions pour la bloquer et la production d’un contre-discours. Il est possible d’observer dans les publications de la FFQ un changement au courant des années 2000. Alors qu’au début, la montée de l’antiféminisme était seulement mentionnée lorsqu’il était question de la montée de la droite, le phénomène occupe une place de plus en plus importante à partir de la moitié des années 2000 et la FFQ a clairement modifié ses analyses, ses stratégies et ses actions afin de contrer, neutraliser et discréditer le masculinisme et son discours.
Depuis 2007, nous observons une diminution du nombre d’articles portant sur les thématiques antiféministes, après avoir connu des sommets durant la moitié des années 2000. Est-ce que les actions du mouvement des femmes ont porté fruit? Est-ce une tendance temporaire jusqu’aux prochaines actions d’éclat des masculinistes? Il est encore trop tôt pour répondre à ces questions. Toutefois, cette étude a permis de montrer que les médias participent activement à la diffusion des discours masculiniste et antiféministe. Elle a aussi démontré que la tuerie de l’École Polytechnique n’a pas joué de rôle aussi significatif dans la diffusion de ce discours. En fait, ce n’est véritablement qu’à partir des années 2000 que les masculinistes ont été véritablement actifs et que leurs idées ont été véhiculées dans la presse écrite. J’espère que cette recherche aidera le mouvement des femmes à mieux comprendre les stratégies des masculinistes et les moyens avec lesquels ils réussissent à diffuser leur argumentaire dans les médias. Il est encore nécessaire de réagir à ces idées en produisant un contre-discours qui rappelle que l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas encore atteinte et que nous vivons dans une société où les inégalités, les discriminations et les stéréotypes sont encore bien présents.
Références
[1] Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (dir.), 2008, Le mouvement masculiniste au Québec, l’antiféminisme démasqué, Montréal : Les Éditions du Remue-Ménage, 28; Francine Descarries, 2005, « L’antiféminisme « ordinaire » ». Recherches féministes 18 (no 2), 141-142; Diane Lamoureux, 2006, « Les nouveaux visages de l’antiféminisme en Amérique du Nord », dans Josette Trat, Diane Lamoureux et Roland Pfefferkorn (dir.), L’autonomie des femmes en question : antiféminismes et résistances en Amérique et en Europe, Paris : L’Harmattan, 38-39.
[2] Émilie Goulet. 2011. Comment comprendre les transformations du mouvement des femmes au Québec? Analyse des répercussions de l’antiféminisme, mémoire de maîtrise (science politique), Université de Montréal.
[3] Il est possible de consulter ce mémoire à l’adresse suivante : http://hdl.handle.net/1866/5437
[4] Micheline Dumont, 2008, Le féminisme québécois raconté à Camille, Montréal : Les Éditions du Remue-Ménage, 198.
[5] Diane Lamoureux, 2008, « Un terreau antiféministe », dans Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (dir.), Le mouvement masculiniste au Québec, l’antiféminisme démasqué, Montréal : Les Éditions du Remue-Ménage, 24.
[6] Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (dir.), 2008, Le mouvement masculiniste au Québec, l’antiféminisme démasqué, Montréal : Les Éditions du Remue-Ménage, 24.
[7] Mélissa Blais, 2009, « J’hais les féministes! », Le 6 décembre 1989 et ses suites, Montréal : Les Éditions du Remue-Ménage, 87.
[8] Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (dir.), 2008, Le mouvement masculiniste au Québec, l’antiféminisme démasqué, Montréal : Les Éditions du Remue-Ménage, 27.
Marie-Élaine
Merci d’avoir partagé le résumé de ta recherche sur Je suis féministe, Émilie!
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pownaid
La masculinisme n’est pas forcément anti-fémniste. Les femmes ne sont pas les seules à être oppressée par le patriarcat, certains hommes aussi. Tout comme les féministes tentent de résoudre les problèmes que vivent les femmes, les masculinistes tentent de résoudre les problèmes que vivent les hommes. Ça ne veut pas dire qu’ils s’opposent systématiquement. Être maculiniste ne veut pas dire accuser les femmes des problèmes que les hommes vivent (certes, certains tiennent ce discours, mais pas tous). Prétendre que masculinisme et anti-féminisme sont synonymes revient à une généralisation et à une « essentialisation » du masculinisme. Je trouve que l’article manque de nuance sur ce point. En effet, je crois qu’il est possible d’être à la fois féministe et masculiniste.
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Joëllita
Je pense que l’auteure est au contraire très posée et prudente dans sa chronique. La très grande majorité des féministes sont aussi critiques des représentations sexistes et caricaturales dont les hommes font l’objet à l’occasion — par exemple dans la publicité. Le masculinisme, loin d’être une simple affirmation positive d’une identité de groupe, s’est construit comme une rétaliation contre une « société matriarcale » contemporaine complètement imaginaire.
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Émilie
Il est difficile de faire une synthèse d’un mémoire de 120 pages en un texte d’environ 1600 mots, donc c’est évident que ce n’est pas complet. C’est pourquoi j’ai mis un lien vers la version électronique du mémoire. Le but était de dire les points les plus importants et pertinents de la recherche.
En ce qui concerne les commentaires sur le masculinisme, Joëllita a très bien répondu! Le masculinisme n’est pas un discours qui tente simplement de défendre les hommes. Il s’agit d’un discours réactionnaire et son argumentaire est clairement antiféministe et il renforce les inégalités et les stéréotypes, autant pour les hommes que pour les femmes.
Cela ne signifie pas pour autant que la défense des droits des hommes est injustifiée ou malsaine. Le problème ne réside pas dans la « défense » de certaines problématiques (par exemple le suicide chez les hommes), mais bien dans l’ARGUMENTAIRE qui l’accompagne qui est, elle, antiféministe.
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Elise
Citation de Émilie
« Le masculinisme n’est pas un discours qui tente simplement de défendre les hommes. Il s’agit d’un discours réactionnaire et son argumentaire est clairement antiféministe et il renforce les inégalités et les stéréotypes, autant pour les hommes que pour les femmes »
Je crois qu’il aurait été intéressant de mettre cette définition de masculinisme directement dans l’article principal. Pour les gens qui ne sont pas familiers avec ces thèmes, c’est vrai que c’était un peu mêlant de premier abord, parce que a priori, on ne fait pas le lien entre la défense des problèmes masculins et l’antiféminisme. Mais cette définition explique bien ce lien.
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Marie-Élaine
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2quantities
1tighten
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