Des féministes dans le placard
Depuis un bon moment déjà, je suis avec intérêt le travail de la bédéiste canadienne Kate Beaton, à la fois sur son Tumblr et sur son site web : Hark a Vagrant. Ses courtes bandes dessinées à l’humour à la fois badin et intelligent, souvent truffées de référents historiques et culturels, ne manquent jamais de faire rire.
Bien que Beaton ne ce soit jamais autoproclamée féministe, son œuvre témoigne d’un grand intérêt et d’une grande sensibilité envers la condition de la femme. Ce sujet semble en effet traverser toute sa création comme un courant souterrain. En témoigne, entre autre, sa fascination pour les grandes femmes de l’Histoire : les reines, les écrivaines, les docteurs, les scientifiques ainsi que pour les personnages de femmes fortes dans les œuvres de fiction (ex : Marge Gunderson dans Fargo). En témoigne encore le mordant implacable avec lequel elle s’attaque aux productions culturelles qui renvoient une image réductrice de la femme, que ce soit des films commerciaux ou de grands classiques de la littérature. Sa reprise de Top Gun dans laquelle les célèbres pilotes joués par Tom Cruise et Val Kilmer apparaissent comme la quintessence du « douchebagisme » est, à ce titre, particulièrement éloquente.
C’est sans doute l’admiration de Beaton pour les femmes fortes – les vraies – qui la conduite, en collaboration avec Carly Monardo et Meredith Gran, à inventer le trio des « Stong female characters ». Ces trois pseudo-justicières aux accoutrements impossibles (une paire de lunettes fumées géantes ou des obus en guise de soutien-gorge, une combinaison de pilote découpée aux fesses) sont une parodie décapante des héroïnes hollywoodiennes à la Tomb Raider, Ultraviolette et autres Charlie’s Angels. Ridicules, violentes et hypersexualisées, les Strong female caracters de Beaton se révèlent en effet une caricature parfaite de tous ces personnages féminins, de plus en plus populaires dans le cinéma américain, qui savent se battre, tirer du fusil, réparer des autos, mais seulement de la façon la plus sexy possible. Ce sont des femmes fortes, mais uniquement au sens le plus musculaire du terme.
Début 2012, Kate Beaton à également attiré l’attention sur la persécution dont est victime la gent féminine sur internet en dénonçant par l’humour, certains trolls mâles qui fréquentaient son site et qui avaient la mauvaise manie de passer un peu trop vite de « j’aime beaucoup ce que tu fais » à « j’aimerais beaucoup avoir du sexe avec toi ». Son message à suscité intérêt et sympathie et s’est trouvé repris en écho par d’autres artistes ainsi que par divers site d’actualité sur la bande dessinée.
Plus récemment, sa bande dessinée éditoriale dans le Guardian, un journal britannique, jetait un regard ironique sur le traitement parfois injuste réservé aux femmes dans les médias. On y voit une femme très correcte, vêtue en tailleur, probablement une ministre, terminer une conférence d’intérêt public sur la santé. Sitôt la période de questions ouverte, toutefois, les journalistes ne s’intéressent qu’à son apparence physique. Au lendemain de la conférence, les journaux ne parlent que du rouge à lèvres et des talons hauts de la ministre. Flegmatique, elle s’estime encore heureuse qu’ils aient assistés au discours.
Une des dernières publications de Hark a Vagrant, finalement, nous livre une reprise ironique et extravagante du trope de la « Straw feminist », la féministe enragée. Nous connaissons toutes, je crois, cette image stéréotypée qui plane au-dessus de chaque femme engagée dans le combat pour l’égalité des sexes comme une ombre mauvaise (voir comme une odeur de soutien-gorge roussi) et qui traverse les yeux de plusieurs à la simple mention du mot « féminisme ». Le strip de Kate Beaton ne tente pas de modérer cette perception. Au contraire, elle enfle et radicalise l’image caricaturale de la féministe enragée jusqu’à la rendre si grotesque, si incontestablement ridicule, qu’elle éclate et s’invalide d’elle-même.
Les « straw feminists » de Beaton sortent du placard la nuit pour terroriser les enfants avec des propos anti-hommes. Elles ont des yeux de prédateurs et des langues de serpents. Elles marchent au plafond ou rampent au sol comme des couleuvres. On les chasses des maisons à coup de balais, comme on le ferait de bestioles indésirables.
En dessinant à ses féministes enragées des traits à ce point chimériques, Beaton les associent au bestiaire des créatures fantastiques et implique que, comme les vampires ou les loups-garous, comme tous les monstres que les enfants croient abriter dans leur placard ou sous leur lit, elles n’existent pas. Elles sont une construction de l’imaginaire social, la réflexion –à la rigueur – d’une crainte ou d’un préjugé populaire. C’est un procédé à la fois ingénieux et divertissant – le même que celui des Strong female characters – qui consiste à prouver le ridicule d’une idée par son exagération.
J’espère l’avoir démontré : à défaut d’avoir une langue de serpent, Kate Beaton possède un cynique coup de crayon et un aplomb sans faille lorsque vient le temps de parler de la condition de la femme. Je ne peux que vous inviter à aller voir le travail de cette « féministe dans le placard » sur Hark a Vagrant et à vous amuser de tous les grands personnages, issus de l’Histoire et de la Littérature, qui, sous sa plume, s’expriment comme des adolescents.
– Jackie
Crédits photos: Kate Beaton
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