Du privilège d’être née Québécoise au Canada
Le mot-clic #checkyourprivilege, largement utilisé sur le web dans la dernière année, m’a toujours intéressé. Cette application concrète de l’intersectionnalité a probablement permis à certaines personnes de constater à quel point elles sont chanceuses de jouir au quotidien de leurs nombreux privilèges.
J’ai vérifié quels sont les miens en passant ce test. Comme beaucoup de monde (du moins, je l’espère), j’ai constaté ma chance d’être née dans une situation aussi privilégiée.
Il y a quelques mois, j’ai été embauchée comme journaliste au Nouveau-Brunswick. Depuis que j’habite cette province, je remarque plus que jamais l’ampleur de certains privilèges dont j’avais plus ou moins conscience.
Par exemple, je sors à peine de l’université et on m’offre sur un plateau d’argent un emploi stable qui me passionne alors que je vis dans une province affichant un taux de chômage qui oscille autour des 10%. Je suis une femme qui réussit à se tailler une place dans un domaine occupé majoritairement par des hommes. J’ai deux diplômes universitaires alors que le taux de littératie de la province est un des plus faibles au Canada. J’ai relativement peu de dettes d’études si je me compare aux diplômés néo-brunswickois.
Je pourrais élaborer encore longtemps sur ma situation personnelle, mais ce n’est pas le but de ce texte.
Dans le cadre de mon travail, on m’a affectée à la couverture de la campagne électorale du Nouveau-Brunswick. On parle d’enjeux classiques : dette, emploi, ressources naturelles, etc. Mais on parle aussi d’enjeux qui m’ont beaucoup étonnée.
Par exemple, ici, un débat a lieu sur la question de l’accès à l’avortement. Le Nouveau-Brunswick est la province où il est le plus difficile d’obtenir cette intervention médicale dans le système public, après l’Île-du-Prince-Édouard. Le règlement 84-20 stipule que les femmes qui souhaitent se faire avorter doivent obtenir des prescriptions de deux médecins différents pour que l’intervention soit jugée «médicalement nécessaire».
Cette règlementation contourne donc le jugement de la Cour Suprême du Canada de 1988, qui a abrogé la loi criminalisant l’avortement. En juillet dernier, l’avortement est devenu encore moins accessible parce que la seule clinique privée des Maritimes, à Fredericton, a fermé ses portes par manque de financement. Elle y pratiquait environ 500 avortements par année.
Ici, les groupes pro-vie et pro-choix se livrent une féroce bataille et portent la question sur la scène politique. Le Parti progressiste-conservateur de David Alward s’est déjà positionné pour le statu quo : le règlement 84-20 ne sera pas aboli et aucune clinique privée ne sera subventionnée. De son côté, le Parti libéral du Nouveau-Brunswick n’a pas statué clairement s’il abolirait ce règlement. Toutefois, leur chef Brian Gallant répète que s’il est élu, il identifiera toutes les barrières entravant le droit de choisir et les éliminera.
Cette position ne plaît à personne : tous veulent une réponse claire de la part du jeune chef qui s’est déjà identifié comme étant personnellement pro-choix mais qui n’imite son homologue fédéral, Justin Trudeau, pour recruter des candidats libéraux partageant la même opinion.
Dans les derniers jours, le groupe pro-vie Campaign Life Coalition a distribué à Fredericton des cartes postales montrant la photo morbide d’un foetus de 5 mois avorté et démembré, gisant dans du sang. On y lit en anglais «Un vote pour Brian Gallant est un vote pour ceci».
J’ai vu ces cartes, et elles sont extrêmement graphiques. Gallant a d’ailleurs qualifié ces cartes de «dégeulasses». Coeurs sensibles, abstenez-vous.
Ça m’a choquée. Je n’avais jamais vu un groupe utiliser un moyen de pression aussi effroyable. De nombreux citoyens de Fredericton ont d’ailleurs déposés des plaintes à la police, tellement l’image est crue.
Mon colocataire, néo-brunswickois anglophone d’origine, était étonné de ma réaction. Pour lui, c’est presque normal qu’une telle carte postale soit distribuée. Il m’a demandé : «Il n’y a pas de groupes pro-vie au Québec?»
«Bien sûr, il y a des groupes pro-vie au Québec, mais à ma connaissance, ils ne diffuseraient pas de la propagande aussi crue. D’ailleurs, on ne les entend pas tant que ça», lui ai-je répondu.
C’est là qu’il m’a dit, le plus sérieusement du monde : «Alors tu es vraiment chanceuse d’être née au Québec et de n’avoir jamais eu connaissance des actions de ces groupes avant aujourd’hui.»
Ça m’a frappée. Je suis privilégiée d’être une Québécoise au Canada. Je suis privilégiée d’être née dans une province où j’ai toujours pris pour acquis que c’était normal d’avoir le droit de choisir et de disposer de son propre corps. Je suis privilégiée d’être née dans une province où cette question est réglée depuis la victoire de Chantal Daigle. Je suis privilégiée d’avoir accès à l’avortement aussi facilement. Bien sûr, ce n’est pas parfait, mais au moins les Québécoises peuvent se faire avorter relativement rapidement, gratuitement et sécuritairement.
Je me suis mise à réfléchir sur tous les privilèges des Québécoises, par rapport à d’autres Canadiennes. Par exemple, avec l’Ontario, le Québec est une des seules provinces où l’équité salariale est appliquée dans les entreprises privées et publiques.
Lors de sa dissolution le 21 août dernier, l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick était composée de 14,6% de femmes. Au Québec, c’était 32,8% en 2012 et 27,2% en 2014. Si le Nouveau-Brunswick était un pays, il serait au centième rang mondial pour ce qui est de la représentation politique des femmes.
Pensons aussi aux politiques familiales, au système de garderies publiques et aux congés parentaux, par exemple. La situation est vraiment différente au Nouveau-Brunswick. Et je ne parle pas des autres femmes ailleurs dans le monde. (Je pourrais écrire un autre 1000 mots sur la question!)
Outre ces questions, je réaliste que les Québécoises jouissent de nombreux privilèges qu’on prend parfois pour acquis. N’oublions pas la lutte des féministes qui nous ont précédées. Protégeons nos droits et poursuivons nos revendications pour tendre vers l’égalité.
Marie Christine Trottier
Vous pouvez suivre mes péripéties journalistiques au Nouveau-Brunswick sur Twitter : @mc_trottier
Bebelle
Oui c’est vrai que nous avons de la chance d’être nées au Québec. Beaucoup de chance, même.
Mais, ça me fait drôle cette utilisation du mot « privilège ». Le droit à l’avortement devrait être donné à toutes et ne pas être considéré comme un privilège pour certaine. (Je sais quand-même que ce que l’auteure entendait c’était de valoriser nos acquis et les luttes qui y ont mené…)
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Bebelle
pour certaines…
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Marilyse Hamelin
La situation au NB est vraiment pire qu’ici, mais cela ne fait pas pour autant des Québécoises des privilégiées. Cela veut seulement dire qu’elles sont moins avancées que nous dans la lutte pour l’égalité et c’est bien de le rappeler.
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Elise
Mais justement, c’est ça un privilège. C’est un droit acquis qu’on a et qu’on considère que tout le monde devrait avoir, mais qu’en réalité beaucoup de gens n’ont pas.
« Avoir un privilège implique que quelqu’un d’autre ne l’a pas. »
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fred
Petit commentaire en lien (indirect) avec les privilèges et la dualité Canada-Québec. Je viens de faire le petit test sur http://www.checkmyprivilege.com et comme dans la majorité de la littérature en ligne sur le sujet, la question du privilège linguistique est complètement absente.
La normalité de l’anglais (et la domination des locuteurs natifs dans les discussions) est rarement remise en question, même lors d’événements militants qui regroupent des gens de langues maternelles variées. Je dois dire que mon expérience se situe essentiellement dans la région d’Ottawa/Gatineau, où le transfert vers l’anglais est quasi-systématique si des participants sont anglophones.
Pour celles qui sont dans la région de Montréal, vos expériences sont-elles comparables? Différentes?
(Évidemment, le problème du privilège linguistique est récursif, les locuteurs du français sont privilégiés par rapport aux locuteurs de langues autochtones lors d’événements conjoints).
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Maude
Je trouve également dérangeant l’usage du terme privilège dans ce contexte surtout s’il est appliqué à « toutes les québécoises ». Étant donné les menaces constantes de la droite, et le jugement de la société, il est difficile de considérer l’accès à l’avortement comme « un droit invisible et pris pour acquis », on nous rappelle constamment la fragilité de ce droit. Ceci dit, je serais plus réceptive à une analyse en termes de privilèges si on l’appliquait entre 2 femmes vivant au Québec, l’une ayant accès à l’avortement gratuit et l’autre devant recourir à des méthodes clandestines faute d’avoir accès à la couverture médicale (dû à son statu d’immigration ou d’incarcération ou à l’éloignement de sa communauté couplée à sa pauvreté, par exemple ). Dans ce dernier cas, l’analyse en terme de privilèges me semble plus appropriée car elle rend visible une réalité cachée puisque, règle général – et comme en témoigne cet article-, on prend pour acquis que toutes les femmes vivant au Québec jouissent d’un accès libre et gratuit à ce service, ce qui n’est pas le cas.
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