Moi, féministe?
Récemment, je suis allée à une conférence sur le féminisme.
À l’entrée, nous sommes immédiatement accueillies par la conférencière qui vient nous saluer. Elle semble heureuse de voir des « jeunes » (j’ai 38 ans) et nous demande pourquoi nous sommes venues. Spontanément, je lui réponds : « La curiosité! » En effet, un bref survol de l’auditoire me permet de constater que le féminisme intéresse principalement les femmes âgées entre 50 et 70 ans, de même que cinq « jeunes » de moins de 40 ans. Je remarque aussi qu’il y a trois hommes parmi la cinquantaine de personnes rassemblées. Ce constat crée un malaise chez moi. Où est la relève du mouvement féministe?
J’ai longtemps pensé, sans être contre la cause, que celle-ci ne me concernait pas, et ce, jusqu’au jour où j’ai réalisé que mon cheminement professionnel et ma façon de vivre n’auraient pu être possibles sans le féminisme. Comment aurais-je donc pu m’en soustraire? Cette prise de conscience comme quoi j’étais féministe malgré mes résistances, malgré moi, fut un long cheminement qui débuta au moment de mon cégep où, participant à toutes les manifs contre la mondialisation, des étudiantes militant pour les droits des femmes avaient tenté de me recruter, sans succès.
Assise dans cet amphithéâtre universitaire, parmi un auditoire issu d’une autre génération, me rappelant mon militantisme de cégépienne et mes préjugés envers les féministes (par exemple, pour caricaturer: ce sont toutes des lesbiennes, des femmes qui n’aiment pas les hommes, des frustrées…), je me demande vraiment ce que je fais ici! Qu’est-ce qui m’a poussée à venir à cette conférence? Mais aussi : qui aurais-je été sans ce mouvement? Je sais que j’ai beaucoup appris sur le féminisme en m’intéressant à la vie de femmes célèbres (Georges Sand, Simone de Beauvoir, Gabrielle Roy, Virginia Woolf, Frida Khalo, Georgia O’Keeffe, etc.) Malgré ces modèles inspirants, le féminisme n’a pas su avoir la cote parmi les femmes de ma génération, ni parmi les hommes d’ailleurs. Aurions-nous davantage besoin de modèles vivants, actuels et de notre âge?
Qu’est-ce qui me rebute tant dans le féminisme? Ne serait-ce pas le mot? Ce mot qui porte en lui un contenu symbolique dépassant de loin sa définition, et dans lequel notre imaginaire social y aurait même figé des images stéréotypées, des images qui me renvoient aujourd’hui à mes propres préjugés de cégépienne.
Je pense aussi que mes défis de femme sont différents de ceux des générations précédentes : en quoi le fait d’être une femme peut-il encore me nuire ou brimer mes droits alors qu’ils sont reconnus? Et s’ils sont reconnus, pourquoi devrais-je être féministe? Dans quel but et pour quelle utilité? Je préfère de loin dire que je suis pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Se dire féministe aujourd’hui n’exprime-t-il pas davantage une volonté de prendre sa place au sein de l’histoire (récente) des femmes? Une histoire non pas linéaire, mais cyclique, et qui est loin d’être terminée. Bien au contraire.
Gilbert Durand, professeur et philosophe, disciple de Gaston Bachelard, est notamment connu pour ses travaux sur l’imaginaire. Selon lui, l’imaginaire est constitué d’images que l’on retrouve à toutes les époques et qu’il est possible de rassembler pour créer un bassin sémantique dont la durée varie de 150-180 ans. Ce bassin se divise en six phases de 20 à 30 ans chacune, donnant au bassin un rythme que le chercheur a typifié à l’aide d’une métaphore hydraulique : 1) Ruissellement, 2) Partage des eaux, 3) Confluences, 4) Au nom du fleuve, 5) Aménagement des rives, 6) Épuisement des deltas. La qualité première du bassin sémantique étant la redondance, je me suis demandée dans quelle phase pouvait bien se trouver le mouvement féministe actuel.
C’est donc à Durand que je pensais hier pendant la période de questions suivant la conférence. Une dame y a parlé du droit des femmes à l’impatience. Cette dame, qui s’est sans doute battue toute sa vie pour avoir le droit d’être considérée comme égale à l’homme, portait un regard inquiet sur ma génération. En effet, que faisons-nous pour honorer et perpétuer le combat de cette femme? Je vais vous le dire, nous épuisons le delta car nous avons soif d’un nouveau ruissellement.
Ce n’est pas du pessimisme, mais du renouveau. Le féminisme est une image récurrente qui se transforme, qui cherche à s’exprimer différemment, et nous avons actuellement de la difficulté à en reconnaître les nouvelles manifestations. Un vocabulaire devra aussi émerger pour parler de cette réalité qui nous échappe encore. La tradition n’est plus ce qu’elle était, nous dit Gérard Lenclud. Considérant que le changement s’opère toujours sous fond de continuité, aucune table rase du féminisme ne devrait donc avoir lieu. Voilà qui devrait rassurer les impatientes et diminuer la pression exercée sur le dos d’une génération qui tente de prendre sa place sur la toile changeante du monde.
N’ayant pas participé à l’élaboration du et des féminisme-s qui m’ont précédée, je peux simplement dire que le mien prône l’égalité entre les femmes et les hommes, et que je suis parfaitement consciente que cette égalité a encore beaucoup de chemin à parcourir pour devenir bien réelle. À qui la faute? Qui est coupable de cette situation? N’est-ce pas l’imbécilité, la bêtise humaine et l’ignorance des femmes comme des hommes? Nous avons tous et toutes la possibilité de contribuer à la naissance de la société dont nous rêvons. Cela prend beaucoup de travail et de temps car les mentalités sont longues à changer. Nous ne la connaîtrons sans doute pas, cette société où les femmes et les hommes seront vraiment égaux, mais nous y aurons contribué par la place que nous occupons et les choix que nous faisons ici et maintenant. Il n’en faut pas plus pour changer le monde, pour que
se produisent le partage des eaux, puis la confluence nécessaire à la naissance d’un nouveau fleuve!
Je rêve du moment où le féminisme n’aura plus sa raison d’être. Mais ce temps n’est pas encore arrivé, et l’actualité m’en donne encore trop souvent la preuve.
Natalie Tremblay
Consultante en recherche-action et communication
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Pour les personnes curieuses d’en apprendre plus sur la mythodologie développée par Gilbert Durant, voici un résumé de l’ouvrage de Martine Xiberras « Pratique de l’imaginaire. Lecture de Gilbert Durand » (2002).
Vous trouverez une description sommaire de chaque phase du bassin sémantique de Durand sur le blogue de l’auteure Christine Belcikowski.
Quant à Gaston Bachelard, vous pouvez faire connaissance avec le sympathique philosophe dans une entrevue réalisée pour l’émission « Cinq colonnes à la une » en 1961.