La Jeune Féministe™
La figure de la Jeune Féministe™ [1] sert un but bien précis dans la mythologie féministe québécoise : la lutte continue, la sororité existe toujours, nous vaincrons.
Cette figure s’inscrit dans la même lignée que Thérèse Casgrain, Pauline Marois ou Françoise David : elle est un peu mythique bien qu’imparfaite.
La figure de la Jeune Féministe™ est le produit d’un discours générationnel simpliste autosatisfait de ses constructions narratives réductrices.
La Jeune Féministe™ est ben d’adon pour redorer le blason féministe ; elle est très sympathique dans un beau photoshoot de Châtelaine.
La Jeune Féministe™ n’est pas certaine si sa voix est entendue dans les grandes instances du Féminisme Québécois™.
Lorsqu’elle s’organise avec d’autres Jeunes Féministes™, la Jeune Féministe™ se fait toutefois dire qu’elle est âgiste, car elle exclurait les autres féministes de ses groupes.
La figure de la Jeune Féministe™ est une projection des fantasmes d’autres féministes lorsqu’elle n’est tout simplement pas ridiculisée par les antiféministes.
La Jeune Féministe™ a lu Micheline Dumont, bell hooks, Jessica Valenti, Martine Delvaux, Christine Delphy et Lena Dunham. La Jeune Féministe™ est universitaire.
La Jeune Féministe™ maîtrise les réseaux sociaux, mais attention ! le cyberféminisme n’est pas du « militantisme de terrain ».
La Jeune Féministe™ n’est pas consciente de l’hypersexualisation qui la guette, parce que les adultes savent mieux qu’elle qu’est-ce qu’est sa sexualité.
La Jeune Féministe™ a 20 ans pour l’éternité. Anyway, la Jeune Féministe™ existe seulement depuis la grève étudiante de 2012.
La Jeune Féministe™ est instrumentalisée à tout vent pour avoir « l’avis des jeunes », mais elle n’a pas assez d’expérience pour savoir de quoi elle parle.
La Jeune Féministe™ se fait poser des questions seulement sur des « enjeux féminins », parce que le reste, tsé, on va demander à GND.
Les Jeunes Féministes™ n’en finissent plus d’être jeunes, pimpantes et prêtes à débattre d’idées supposément révolues, seulement si cela revient à la mode.
Les Jeunes Féministes™ écrivent sur des sujets maintes et maintes fois abordés par leurs prédécesseures. C’est à se demander ce que les Jeunes Féministes™ lisent.
La Jeune Féministe™ se fait inviter à des cocktails du Conseil du statut de la femme pour faire rajeunir la moyenne d’âge de l’audience qui écoute les success stories des femmes d’affaires à l’égo surdimensionné-mais-pas-trop-pas-comme-les-hommes-voyons.
La Jeune Féministe™ ne dérange pas ou prou.
La Jeune Féministe™ est nécessairement « une femme née femme ». (Il ne faudrait pas qu’elle trouble les codes féminins – trop masculine ou trop féminine –, car même le mouvement féministe™ questionnerait sa légitimité.)
La Jeune Féministe™ est définitivement de race caucasienne puisqu’elle est l’héritière directe des Idola St-Jean, Thérèse Casgrain et Simone Monet-Chartrand. Elle est québécoise de souche. (À part les deux filles de Idle No More, là.)
Si la Jeune Féministe™ s’entête à faire dans l’action collective, alors elle reçoit une mise en demeure aux côtés de ses compagnes, elle s’endette, elle se rend vulnérable à la violence intime et étatique, elle se fait dire par les autres féministes comment mener LA lutte féministe comme il faut, elle se fait mansplainer le féminisme par ses « alliés proféministes », elle se fait tabasser dans la rue parce qu’elle n’est pas hétérosexuelle, ou encore un chroniqueur publie sa photo afin de pointer du doigt une soi-disant « contradiction » entre sa présentation de soi et sa religion.
La Jeune Féministe™ s’organise de façon anonyme pour se protéger des attaques sexistes, mais se fait dire qu’elle est lâche et elle n’est pas à la hauteur du débat public et de la « liberté d’expression ».
La Jeune Féministe™ n’est pas consciente qu’elle s’aliène elle-même lorsqu’elle écoute sa porn-féministe-éthique-diversifiée-les-acteurs-et-actrices-ayant-des-bonnes-conditions-de-travail-et-de-la-contraception.
La Jeune Féministe™ sourit (jaune) lorsqu’elle reçoit des menaces de viol dans sa boîte courriel.
La Jeune Féministe™ critique le féminisme de Beyoncé mais reconnaît Julie Snyder comme un modèle féministe québécois.
La Jeune Féministe™ s’engage dans des fils Facebook infinis pour « éduquer » ceux qui demandent à l’être seulement pour finir sous une pluie d’insultes dégradantes.
La Jeune Féministe™ remarque que la Ligne du temps du REQEF… ne commence qu’avec la place des femmes en Nouvelle-France, donc exit les femmes autochtones pré-colonisation française.
La Jeune Féministe™ est montréalaise et coure les lancements des Éditions du Remue-ménage pour faire bonne impression.
La Jeune Féministe™ a de la misère à prendre position sur la question du travail du sexe, ou de la prostitution, bref elle est toute mêlée dans son vocabulaire.
La Jeune Féministe™ a une relation d’amour-haine avec la culture populaire, les talons hauts et le maquillage.
La Jeune Féministe™ snobe les événements importants du Féminisme Québécois™.
La Jeune Féministe™ croit comprendre le concept d’intersectionalité des oppressions.
La Jeune Féministe™ hésite à prendre sa carte de membre de la FFQ.
La Jeune Féministe™ est unidimensionnelle.
La Jeune Féministe™ est.
[1] Ce portrait de la Jeune Féministe™ présente tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle n’est pas, tout ce qu’on lui reproche, tout ce qui fait qu’on la louange.
Écrit à 4 mains par Marie-Anne et Catherine
Marie-C.
Je ne suis plus une jeune féministe, simplement parce que le temps passe. Mais je me sens interpellée par votre article, parce que je constate que les choses ne changent pas vraiment. À mon arrivée dans le mouvement «officiel» des femmes, en 2000, je me suis fait servir ce genre de commentaires. Certaines me disaient que je n’étais pas une vraie féministe, que je n’étais qu’une féministe universitaire (comme si c’était mal de réfléchir) et que je ne connaissais rien à la vraie réalité des femmes. Come on. J’ai accouché de ma fille à 17 ans (donc je suis une femme). Et la réalité, je me battais avec tous les jours. Merci pour votre article, qui pose encore l’ultime question : qui a le pouvoir (j’insiste ici) de nommer la réalité?
p.s. Je ne suis pas membre de la FFQ. Mais je suis toujours féministe.
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