Cinq jours sans miroir
Peut-on faire du «féminin» une lutte féministe? Penser les limites des pratiques de brouillage culturel
Une réflexion sur les réactions suscitées par le texte de Céline Héquet «Pourquoi est-ce que je ne me maquille pas pour moi.»
En soulignant que le maquillage et autre pratiques esthétiques dites «féminines» sont l’expression de contraintes patriarcales, l’auteure s’est attirée nombreuses critiques présentant son point de vue comme relevant d’un féminisme «dépassé», «orthodoxe», voire «anti-femme». Il apparaissait intéressant de réfléchir la proposition de Mme Héquet en pensant (un tout petit peu) les limites du «libre choix» et l’épineuse gestion de nos contradictions.
Récemment, j’ai passé cinq jours sans miroir. Pas de cellulaire non plus, pas une fenêtre pour me renvoyer mon image, il y avait bien le reflet du lac, mais c’est risqué de s’y mirer, paraît-il. Je ne me suis donc coiffée que sommairement et pas maquillée du tout, évidemment. Cinq jours à vivre à peu près ce que la majorité des hommes de mon entourage vivent quotidiennement.
Je ne dis pas que les hommes ne se regardent jamais dans le miroir, mais je serais curieuse de comparer nos chronos annuels dans cette discipline. Leur indépendance de cette mise en scène de soi ne les rend pas moins futiles, ni plus raisonnables, ni plus pertinents. Mais plus libres, certainement. Est-ce si offensant d’affirmer que, dans une société patriarcale, les hommes sont plus libres que les femmes ? Pour l’instant, je ne vois pas la controverse.
Culpabiliser les femmes parce que leurs démarches esthétiques apparaissent sottes et futiles est évidemment une aberration. Personnellement, j’y vois un côté très ludique et bien des loisirs stéréotypés masculins apparaissent plus puérils. «Effectivement, dude, se faire belle n’est pas essentiel, mais tes collections de Pléiades non plus. Qui est le plus superficiel de nous deux ? Ma robe fleurie et moi ou toi qui pose un jugement sur moi, en te basant sur ladite robe? »
Le féminisme ne se présente donc pas comme le mépris des éléments associés au genre féminin. Pour moi, une part importante du féminisme est la lutte pour la réhabilitation et la reconnaissance de ces éléments, dans un effort constant pour réduire l’écart social et matériel entre les genres, jusqu’à leur abolition.
Briser l’opposition systématique entre, par exemple, la raison et l’émotion s’inscrit dans cet ordre. En finir avec l’idée que l’expression des sentiments est un signe de faiblesse apparaît comme une priorité. Le rose, les fleurs, les chatons et la danse classique n’ont rien de «féminin», cette couleur existe, ces plantes poussent! Ce faisant, il me semble que c’est n’est pas «le féminin» qu’il faut réhabiliter. Ce sont ces pratiques qui, dans une société patriarcale, sont dévalorisées au même moment où elles sont associées au genre féminin.
Les soins esthétiques (maquillage, épilation, mise en beauté) peuvent-ils s’inscrire dans cette lutte de «réhabilitation du féminin»? Que dire de ces éléments dits féminins lorsqu’ils servent à la mise en scène de soi : bouche rose, jolie robe et cils infinis? Peut-on être féministe et se maquiller/s’épiler/se coiffer soigneusement? Certainement. Ces gestes peuvent-il être défendus comme féministes en eux-mêmes? Cela m’apparaît fort discutable.
Du jeu à la contrainte
Comprenez-moi bien, les femmes n’ont pas à porter quotidiennement le fardeau de la lutte contre le patriarcat. Personnellement, je trouve le prix à payer trop élevé, ce qui en dit long sur le poids actuel des normes. Si je me retrouve célibataire, je cours à la pharmacie m’acheter de la cire. Ce que je questionne ici, c’est plutôt cette tendance à revendiquer comme féministe ce qui apparaît comme une contrainte patriarcale. Jusqu’où pousse-t-on la note de la théorisation de nos contradictions afin de se réconcilier avec elles? J’ose avancer que les attentes esthétiques envers les femmes sont oppressives pour toutes les femmes.
Les limites du brouillage culturel comme stratégie politique
Dans sa définition large, le brouillage culturel est un détournement du sens dominant. Cette pratique de lutte est apparue très fertile en certains lieux, notamment sur le plan du langage (pensons évidemment au détournement et à la réappropriation de termes péjoratifs comme queer). Cependant, l’idée de prendre délibérément certains éléments de l’esthétique féminine et d’en délaisser d’autres, « à la pige » selon notre goût personnel, me laisse plutôt dubitative.
L’affirmation selon laquelle notre mise en beauté peut s’inscrire comme féministe (par exemple comme le fait Lora Mathis en parlant de radical softness) relève elle aussi d’une forme de brouillage culturel. Toutefois, quel message souhaite-t-on substituer au discours dominant par cette approche? Lorsque les motivations derrières l’expression de certaines pratiques ne restent connues presque exclusivement que par leurs auteur.e.s, la transgression du discours reste marginale. Qu’on opte pour le rouge et les yeux de biche parce qu’Elle Québec en déclare la tendance ou parce «qu’on aime vraiment ça», le résultat semble le même : le renforcement de la norme.
Questionner la beauté comme caractère central du genre féminin
Plus que cela, je crois qu’il est légitime d’en avoir contre la beauté même, comme quête plus caractéristique au genre féminin. Ce ne sont pas les normes de beauté qui me rendent malade. C’est l’aspiration en elle-même à la beauté, peu importe ses formes, qui cause problème. «Embrace your curves», «Be confident and beautiful»… Ce sont principalement, voire exclusivement les femmes qui sont au cœur de ce discours sur «la beauté est partout, tu es belle, aime-toi donc». Je me sens contrainte de trouver le chemin de ma beauté. Que «l’empowerment» des femmes passe par une fierté de leur image ne relèverait-il pas des stigmates d’une objectification patriarcale ? Lorsque je demande à mon chum «Te trouves-tu beau?», il réfléchit sincèrement à cette question qu’il ne se pose pas bien souvent. Son rapport avec son corps se centre beaucoup plus sur son bien-être, ses sensations, sa performance physique (qui peut elle aussi être bien sûr aliénante) que sur son reflet en tant que tel.
Même sans maquillage, comme femme, on se doit toujours d’avoir un minimum de style. Si je perçois le style comme un jeu qui peut être inoffensif, je note toutefois que je suis contrainte à y jouer. Voici donc notre triple tasking : profession, domesticité, esthétique. J’en ai plus qu’assez d’avoir même envie d’être belle, peu importe les milieux et les codes qui leur correspondent. Et avoir envie d’«être» belle, c’est indubitablement avoir envie, que les autres me trouvent belle, qu’«on me trouve» belle, peu importe qui compose ce «on», la majorité ou la marge.
Je crois qu’à l’instar des hommes, nous serions beaucoup plus libres en-dehors de ce jeu, si seulement cela ne signifiait pas de finir seule et dans l’indifférence généralisée. C’est une posture beaucoup plus répréhensible pour une femme que de refuser le style, que de refuser de plaire et donc, peut-être, une posture éminemment subversive. Car elle implique une remise en cause des contraintes auxquelles nous sommes collectivement affectées pendant que les hommes en sont collectivement exemptés. Ce n’est pas faire la promotion de l’«androgynie», comme on le dit avec mépris dans certains milieux. C’est tout simplement s’attaquer à une des manifestations des rapports de genre qui sont des rapports intrinsèquement inégaux, peu importe comment on les maquille…
Penser la contradiction sans se faire violence
La contradiction peut être douloureuse, mais je crois qu’il est possible d’aspirer au bien-être sans affirmer être coquette pour moi seule, sans auto-proclamer mes pratiques esthétiques comme cohérentes. Lorsqu’on nage fréquemment à contre-courrant, je constate que le bien être repose souvent sur des moments de répit. Toutefois, pour moi, assumer mes contradictions ce n’est pas leur accoler l’épithète «féministe», mais plutôt les nommer et continuer de les réfléchir.
À en croire certain.e.s, il n’est plus possible de réfléchir au concept d’aliénation. Même lorsqu’on aborde sa propre aliénation, il apparaît que, par projection, nous tombons systématiquement dans le paternalisme. Pourtant, débusquer et réfléchir les formes d’aliénation apparaît comme ce qui se rapproche le plus d’une preuve d’agentivité. Ce n’est pas parce que j’émets le constat que je réponds à certains conditionnements que je suis dénué.e.s d’intelligence, faible ou sotte, bien au contraire.
Si j’ai des contradictions, c’est bien parce que la société patriarcale, dans toute sa violence ordinaire, m’y contraint. Toutefois, par détournement culturel, reprendre l’arme entre mes mains pour m’en servir moi-même s’apparente davantage à abdiquer momentanément qu’à m’émanciper.
alicia
vous avez totalement raison , moi et mes amies filles ne nous maquillons et ne me rasons pas on sort comme ca au risque de paraître sale le regard des autres n’est plus important
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chester denis
Un des principaux aspects de la domination masculine est l’appropriation des corps féminins, pour leur travail, leur sexe, leur esthétique… (Cfr C. Guillaumin). En ce sens, tout travail de beauté est soumission à cet objectif mâle.
Et les classes de sexe exercent un auto-contrôle des prescrits du patriarcat (féminité, virilité).
On peut sans doute se préoccuper de son image de soi, en toute autonomie. Mais c’est très difficile. Car comment être non narcissique (belle « dans l’échange entre nous ») et pourtant hors norme ?
Ce pourrait être une attitude féministe, à condition d’être hors norme, et sans céder à la pression ni des hommes ni des femmes. d’échapper à tout sens du « devoir ». On dit des Femen qu’elles sont dans cette attitude, leur nudité étant le contraire d’un érotisme, d’une appropriation sociale.
Les hommes ont une pratique du vêtement et de la coiffure très « uniformes ». La compétition entre mâles porte sur le pouvoir par la force, l’intelligence, le charisme. Ce serait hors norme virile de se distinguer par l’esthétique, sauf un artiste, un original (mais dominant), etc. C’est assez « mal vu ». On est attentif un instant à son apparence pour séduire, mais pas plus. (Enfin, jadis en tous cas).
Leurs uniformes expriment soit la discipline, soit le loisir et l’oisiveté.
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2botanical
2storehouse
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