Une chronique de peur ordinaire
Je suis seule dans ma Communauto, à circuler à genre 5 km/h sur Ontario parce qu’il y a du trafic aux abords du pont – même à 14 h 30, un lundi après-midi – quand un gars traverse derrière mon char. Bon, à date, tout est normal. Sauf que j’aime bien savoir où les gens se trouvent par rapport à moi et il semble avoir disparu après avoir passé derrière ma voiture. Je ne le vois plus dans le rétroviseur. Je l’ai regardé commencer à traverser… où diantre peut-il être passé ? Ben, il est en train de longer mon char. Genre sur la ligne jaune, là, au milieu de la rue. Il marche lentement, à peu près à ma vitesse, à côté de mon char, côté conducteur. Je trouve ça weird en ‘ta. Il a pas de cup de café, il a pas l’air de quêter. Il fait juste me suivre. Il s’arrête à côté de ma vitre et dit rien. Creepy ! Il finit par dire de quoi, mais comme mes fenêtres sont fermées, j’entends rien. J’ai le réflexe de vouloir barrer les portes, mais je me dis que ça risque d’être impoli. Je peux pas plus l’ignorer quand il me parle. « Sois pas impolie », m’a toujours répété ma mère, quand j’étais enfant. Je finis par entrouvrir ma fenêtre pour l’entendre me demander :
– C’est rendu combien?
– Hein?
– Le char, c’est rendu combien?
– Euh… 2 $ de l’heure.
– OK.
Pis il s’en va. Je me retrouve à monter la fenêtre en murmurant dans ma pas-de-barbe : « Ben en plus des frais, là… »
C’est aussi ça, être une femme. Même quand t’as peur pis que tu trouves la situation fucking creepy, ben, t’ouvres ta fenêtre pareil parce qu’on t’a appris à pas être impolie pis tu barreras pas tes portes de char à chaque fois que tu montes dans une auto parce qu’il faudrait pas être parano non plus.
Fait que même quand y a des gars franchement creepy qui te suivent pour te demander des questions à des moments vraiment pas opportuns, ben, tu te forces à être gentille. Même si lui s’est crissement pas forcé pour toi. Fait que pendant le quart de seconde que ça a pris avant que je me décide à ouvrir la fenêtre, j’ai eu peur. Je me suis trouvée dans une position vulnérable même si j’étais pas à Détroit pis que je pensais pas réellement que quelqu’un allait me car-jacker, mais l’idée m’a quand même traversé l’esprit.
J’ai repensé aux fois (oui, pluriel) où des chauffeurs de taxi m’ont fait des avances, m’ont mis la main sur la cuisse, même si c’est censé être des espaces sécuritaires. Aux hommes dans le bus qui m’ont touchée et qui m’ont fait figer… incapable de leur balancer une claque au visage ou crier. Même si je suis une grande gueule. Parce que c’est tellement too much que tu sais pu comment réagir. Crier ? Démesuré. Gifler ? Démesuré. L’insulter ? Impoli. Reculer pis faire semblant de rien ? Safe. Toujours pendant ce quart de seconde dans ma Communauto, j’ai repensé à la fois où un homme a tenté de me forcer à rentrer dans son char en m’agrippant par le bras sur Sainte-Catherine parce qu’il pensait que j’étais une prostituée. Comme si les prostituées méritaient qu’on les force à faire quoi que ce soit ! J’avais réussi à m’en sortir, plus par réflexe que par témérité. Mais la prochaine fois ? Tout ça, tu y réfléchis pendant ton quart de seconde. La peur est en toi. Mais tu fermes tes yeux intérieurs pis tu l’ignores pis tu ouvres quand même ta fenêtre.
Ensuite c’est sûr, on se trouve conne. De pas s’être écoutée. De pas avoir barré les portes. D’avoir ouvert sa fenêtre. D’avoir eu peur.
J’ai commencé à avoir peur, récemment. À force de lire les histoires de plein d’amies et d’inconnues sur les réseaux sociaux et dans les médias, je me suis rendu compte que je vivais dans une criss de bulle où j’aimais bien me fermer les yeux. « Montréal est une ville sécuritaire. Moi, il m’est rien arrivé de « grave », juste un paquet de petites choses. » Mais des petites choses, ça compte pas, tsé, c’est pas légitime. Dans une culture où même le viol n’est pas pris au sérieux, que faire de toutes ces petites agressions ? Je suis loin d’être seule dans ma situation. De tels trucs, ça nous est toutes arrivé. Du catcalling au touchage en public aux hommes qui te suivent, le soir.
Mais j’ai toujours dit que je n’avais pas peur. À force de me le dire, j’avais fini par le croire. J’avais pas voulu réaliser que je choisis toujours de quel côté de la rue je marche, le soir, pour pouvoir voir les automobilistes arriver et que le fait que je mon look devienne de plus en plus edgy est aussi un signe que je veux avoir l’air tough et qu’on me foute la paix. Mais là, mes yeux que je souhaitais garder fermés, ils sont en train de s’ouvrir sur ma peur, sur la peur que nous ressentons toutes, consciemment ou non.
Beaucoup de gens aiment blâmer les victimes. C’est en effet facile. Mais quand on dit qu’une telle aurait dû quitter son mari violent, qu’une autre aurait jamais dû entrer dans la chambre d’un homme, on oublie tous les conditionnements sociaux qui font en sorte que les femmes font ben des trucs contre-nature juste parce qu’on nous a appris à pas truster nos instincts, à être gentille, polie, souriante, même si on avait juste envie de faire le contraire. Je comprends les victimes de viol et de violence d’être allées chez leur(s) agresseur(s) et les femmes autochtones assassinées d’avoir pris un lift sur le bord de la route. Parce qu’on nous a appris à pas faire confiance à notre petite voix qui nous dit que c’est LUI qui a fait quelque chose de mal, pas NOUS, qui nous urge de fuir, qui tente de nous dire que ce qu’on ressent est légitime pis que c’est correct non seulement de ne pas aimer/vouloir quelque chose, mais aussi de réagir, de frapper, de crier, de dénoncer. Déconstruire des conditionnements sociaux ne se fait pas en deux temps, trois mouvements. Mais à force d’entendre toutes ces voix de personnes courageuses, de survivantes, s’élever, peut-être que ça va renforcer cette petite voix en nous qui ne devrait jamais être étouffée.
2sarcophagus
1amenities
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