La classe Noire
Les Marie-Angélique sont un collectif qui aborde les réalités des femmes noires à Montréal. Chacune expose ici son point de vue personnel en réaction à l’éducation du racisme et de l’anti-racisme en société. Voir ici le premier texte de Marie-ANGÉLIQUE sur cette question. Suivez notre collectif sur Facebook @MJAngelique.
J’ai toujours cru qu’un jour j’allais finir en prison et il n’y a que tout récemment que j’ai compris pourquoi.
À mon premier anniversaire, mon père en a eu assez du racisme québécois. Ma mère et lui, re-diplômés ici, ne trouvaient pas de travail. Il m’a donc amenée avec lui en Haïti pour quelques années, où j’y ai vécu ma première expérience de garderie. J’en ai même gardé quelques bulletins. La différence entre les commentaires d’année en année est flagrante.
Deux années ressortent du lot. Mon arrivée en Haïti et mon retour au Québec. Deux années où j’ai démontré des signes de colère et de difficulté d’adaptation. En Haïti, je mordais les autres enfants.
Et puis, je ne mordais plus.
À mon retour, je me battais ou m’obstinais. Et en cinquième, après avoir été suivie par une intervenante, je ne me battais plus…
Mes souvenirs de l’école primaire les plus fréquents sont de moments où j’étais placée à part, en punition, réprimandée. Des maintes fois où on m’a dit de me taire.
J’étais un cliché raté. Noire. Devoirs souvent incomplets. Toujours en punition. Toujours des notes excellentes.
Je me rappelle des professeurs qui ont pris le temps avec moi, jusqu’à la fin de mon secondaire. Du directeur qui m’a dit : « Je sais que tu veux te faire expulser et c’est exactement pour ça que je ne te lâcherai pas. » Je l’ai pris d’affection et entre un retard et une retenue, je me retrouvais dans son bureau presque chaque semaine.
J’ai vécu l’école dans les marges. Dans ses couloirs, dans ses toilettes, ses secrétariats, chez ses intervenants et dans les marges de la section commentaires de mes bulletins.
Au lieu d’embrasser l’acculturation scolaire, j’ai plongé dans la marginalisation. Sans m’en rendre compte. C’était une méthode d’auto-protection.
Mes premières années au secondaire se sont déroulées dans une polyvalente au programme enrichi et dont les étudiants venaient des quatre coins de la banlieue montréalaise. J’ai été la première expérience noire de presque tous mes amis. J’en ai développé une anxiété académique.
Je me rappelle de comment mes enseignants pensaient qu’ils me foutaient une leçon quand ils m’envoyaient chez le directeur et que je pensais : « Enfin ». Ou de cette professeure qui m’a dit par impatience: « On dirait que tu as un nuage gris de malchance qui te suit partout. T’as toujours quelque chose! »
Bitch, oui j’ai toujours quelque chose : votre école me fout des soufflettes racistes à chaque jour et j’ai vécu un drame familial de plus, juste avant le retour à l’école. Depuis, je suis chambardée partout, can I process ?
On parle des années 1990-2000 où un déficit de support pour les enfants en difficulté craignait déjà. Si on peine à aider les étudiant.e.s avec la vie scolaire, comment espérer pouvoir les préparer pour le monde adulte?
Du primaire à l’université, j’ai développé un rituel pour gérer mon anxiété. Je sors prendre une longue marche. Je vais pleurer ou souffler aux toilettes, je sors prendre de l’air si je réussi à m’éclipser. Je réponds « aux toilettes » quand on me demande où j’étais pendant tout ce temps. Je quittais parfois aussi longtemps qu’une demi-heure ou plus. Le moins de temps à passer assise dans la classe, le mieux je me sentais. J’arrivais en retard et j’étais la première à partir.
J’apprends aussi autrement. J’ai besoin de mettre en pratique, j’ai besoin de canaliser mon surplus d’énergie cognitive, en dessinant ou en bougeant. J’ai besoin de tester seule avant d’apprendre la théorie, alors j’ai besoin de beaucoup de pauses. Si j’ai ces conditions, je peux travailler longtemps, me démener à la tâche en y prenant le plus grand plaisir.
Mais l’hyperactivité et le manque de concentration ne sont pas perçus de la même façon chez les enfants noirs que chez les enfants blancs.
J’ai appris une chose à l’école. Je suis autre. Et avant tout apprentissage. J’étais autre. Et personne n’était puni de me dire que j’étais autre.
8 heures par jours mon apprentissage était martelé de “autre”. Autre. Autre.
Et quand cette autre chose s’exprime, elle dérange.
Quand à la maison tout le monde me ressemblait, dans mes leçons, les gens comme moi n’existaient pas. Le sujet des personnes noires n’était traité que quand mes camarades de classes me traitaient de négresse.
À leur « autre », j’ai répondu par ma honte. Honte. Honte. De ma peau à la leur. De ma douleur à la leur. Je les ai martelés de ma honte. Car mes mots n’étaient pas aussi perçants que les leurs.
J’ai intériorisé que ma vie était dans les marges et j’ai cette crainte que si je n’avais pas eu l’art, l’intervenante et des bonnes notes, je serais en prison aujourd’hui.
Parfois je suis subjuguée par le manque d’observation chez les blancs au niveau du racisme. Trop de fois, un ami, collègue blanc, me présente à leurs ami.e.s et ne réalise pas dans quelle situation il vient de me mettre. Ils ne comprennent pas pourquoi tout d’un coup je suis devenue silencieuse. Ils ne comprennent pas l’horreur des mots de leur ami. Ils ne comprennent pas que j’ai une peur de dire quoi que ce soit, car j’ai connu ces moments où dire quelque chose a des conséquence lourdes.
Jusqu’au jour où, entre amies, on s’expliquait notre éducation sexuelle. Comment on ne nommait pas cette chose bien présente entre les jambes. Ces sous-entendus dans les films ou dans le regard du voisin. Comment on remplaçait par des mots compliqués ou enfantins.
De la même façon où tellement de blancs disent connaître le racisme, mais ne peuvent jamais dire qu’un événement survenu sous leurs yeux, surtout s’ils sont impliqués est raciste.
Le racisme est ce fantôme innocent à la table à manger des familles blanches. Il ne dérange pas jusqu’au jour où sa présence est confirmée.
Je ne peux pas discuter avec ces gens. Mes oppressions sont dans leur angle mort.
Il y a quelques années, j’ai interviewé des prisonniers canadiens noirs (passé et présent) pour partir une banque de témoignages sur cette forme d’esclavage moderne. Plusieurs fois, le lien avec la marginalisation vécue à l’école menant sur le chemin de la prison était fait.
L’école ne m’a pas appris à combattre le racisme, mais elle m’a appris à le vivre. Il m’a appris que quand je le dénoncerai, je paierai plus fort que les autres et que je ne pourrai pas m’en sortir parce qu’il est une prison fantôme.
Et moi, j’ai le malheur de vouloir être libre.