« New year, new me » : care et dépassement de soi

Audrey Pepin

 

J’amorce le temps des fêtes en terminant la lecture d’un essai. Je l’ai acheté en voyage, dans une escale à Washington. Je n’avais pas grand-chose à faire, alors je suis allée sur Google et j’ai cherché « anarchist bookstore », dans une futile tentative de me rebeller un peu contre le pouvoir dans la ville qui veut « Make America Great Again ». Je suis tombée sur un endroit qui m’apparaissait attrayant[1], alors je m’y suis rendue. Quand je suis entrée, pleine d’incertitude dans le visage, le libraire m’a dit : « N’aie pas peur, entre! Tu ne peux pas te tromper en entrant dans une librairie. Même si tu n’achètes rien, tu vas tomber sur quelque chose qui va te faire réfléchir, qui va t’emmener là où tu ne pensais pas aller ».

 

Sans but précis, je me laissais guider par les signes, par les couvertures qui attiraient mon œil et les titres qui m’inspiraient les tripes. J’étais en voyage, en mode ouverture, découverte. Pas question d’aborder ma bouquinerie de manière logique, efficace. Pas question de me soumettre à ces exigences du quotidien, de notre société qui veut qu’on fasse toujours plus.

 

Et en même temps, l’idée même derrière ma visite était une tentative de rentabilisation de mon temps : je n’avais rien à faire et je ne voulais pas gaspiller mon après-midi, je préférais qu’il serve à quelque chose.

 

Finalement, dans la petite librairie, j’ai trouvé ce livre-là : Penis Envy and Other Bad Feelings. The Emotional Costs of Everyday Life.

 

 

Le dogme du pragmatisme

 

Il parle justement du « dogme du pragmatisme » qui semble maintenant diriger nos sociétés occidentales contemporaines, dogme qui exige de nous « de bonnes performances, une haute productivité, une constante amélioration de soi et une bonne humeur persistante » (Ruti, 2018 : XXXVI). L’autrice fait référence à Michel Foucault pour illustrer à quel point cette idéologie s’est infiltrée jusque dans nos inconscients, conditionnant notre façon de nous comporter et surtout, de voir le monde. Elle dit ainsi que « nous en sommes venu.e.s à considérer l’individu comme une petite entreprise miniature et la vie humaine comme le processus du perfectionnement de l’efficacité de cette entreprise » (Ruti, 2018 : 1).

 

J’amorce donc le temps des fêtes en terminant cet essai et en pensant à toutes les résolutions qui s’inscrivent directement dans ce paradigme. À ces résolutions qui sont un perfectionnement de plus pour les mini-entreprises que nous sommes. Le 1er janvier, nous présenterons les nouvelles versions de nous-mêmes, comme on présente chaque année un nouveau cellulaire avec un plus grand écran, un appareil photo de meilleure qualité et/ou une batterie qui dure plus longtemps. « New year, new me » comme on dit. Et comme le cellulaire, plusieurs de ces améliorations ne seront que poudre aux yeux, tentant de nous faire croire que nous avons enfin atteint la perfection. La perfection qu’il faudra remplacer l’année prochaine. La perfection sans cesse insuffisante.

 

Mais en même temps.

 

Je crois que la volonté d’amélioration est aussi quelque chose de sain, et même de fondamental, d’inhérent à l’existence humaine. Il y a quelque chose de beau à vouloir repousser ses limites, se dépasser, sortir de sa zone de confort, à vouloir se construire avec fierté. Loin de moi donc l’idée de rejeter toute ambition qu’une personne pourrait avoir à devenir meilleure, à continuer d’avancer.

 

Mais il me semble quand même qu’on se doit de rejeter la culture de performance et d’amélioration constante dans laquelle on se trouve. S’il est vrai qu’il est sain de devenir une meilleure personne, ce l’est aussi de s’écouter, de prendre une pause, d’apprendre à accepter et à vivre avec les faiblesses et les mauvaises passes, de prendre soin de sa santé mentale. Je pense qu’il est grand temps qu’on réconcilie collectivement ces deux forces vitales que sont le care et le dépassement de soi.

 

 

Ré/solution

 

Dans les multiples définitions du mot « résolution », il y a aussi cette idée : la résolution peut signifier l’action de résoudre, de dénouer, de solutionner.

 

En 2019, sans être une rabat-joie cynique, je résoudrai avec parcimonie. Dès maintenant en fait, je résous d’avancer à mon rythme, que ce soit avec le début de nouvelles années ou pas. Je résous d’apprendre à me valoriser et à me sentir valide avec la « petite bedaine que je devrais perdre », avec mon tiroir plein d’objets inutiles que je devrais jeter, avec mon inconstance sur les applications que j’aurai téléchargées pour m’entraîner ou apprendre une nouvelle langue. Je résous de prendre soin de ma santé mentale et d’aller chercher de l’aide quand j’en ai besoin. Je résous d’accepter de ne pas toujours être parfaite, de me sentir en droit de performer moins, de m’accorder des pauses.

 

Je résous toutes ces belles choses et si je n’arrive pas à les respecter, je résous de continuer à trouver que je suis une personne merveilleuse. Je résous de me pardonner les jours où je me sentirai laide, niaiseuse et incompétente, les jours où je serai moins bonne que le précédent, ceux où je me laisserai encore atteindre par les normes de performance et où je me sentirai triste, fâchée, découragée, stressée.

 

Parce que le care peut aussi être, en soi, une forme d’amélioration, de dépassement de soi.

 

 

[1] Bridge Street Books, 2814 Avenue Pennsylvania. Au cas où vous auriez vous aussi un après-midi à tuer à Washington!

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