La laïcité et les droits des femmes
Si j’en crois plusieurs articles du Cahier spécial du Devoir publié à l’occasion de la Journée internationale des femmes, la «laïcité ouverte est une menace pour les droits des femmes». «L’évolution du droit des femmes est liée à l’évolution de la laïcité.»
Ce sont, entre autres, les propos de la présidente du Conseil du Statut de la femme, Christiane Pelchat. Mon opinion est pourtant que l’histoire nous enseigne autre chose. On peut ici en donner quelques exemples.
Les femmes du Bas-Canada ont eu le droit de vote lors de l’établissement de l’acte constitutionnel en 1791. Nathalie Picard, une jeune historienne a bien montré en 1992, dans son mémoire de maîtrise, que si elles ne forment qu’une minorité de l’ensemble des voteurs ( 2%), elles sont malgré tout plusieurs centaines à voter. Analysant 57 «pool books» du début du XIXe siècle, l’historienne en a retrouvé 857, dont plusieurs ont voté à plusieurs élections. Leur nombre total a donc dû être plus grand puisque de nombreux «pool books» ont été perdus. Or, les femmes ont été privées de leur droit de vote en 1834, par nuls autres que ces champions de la laïcité qu’étaient les Patriotes. Nathalie Picard démontre d’ailleurs, en analysant les débats de 1834, que les motifs des législateurs étaient liés aux conceptions que les hommes avaient de plus en plus du rôle des femmes dans la société. Ils considèrent que la politique n’est pas un lieu convenable pour les femmes. Par la suite, l’opposition au droit de vote est venue de tous les milieux : les députés, les juristes, les journalistes, le clergé. En 1964, Keith Spicer expliquait encore à la télévision qu’une femme politique était comme un chien qui joue du piano.
L’établissement du Code civil du Bas-Canada, en 1866, rendait le statut juridique des femmes en général mais surtout des femmes mariées singulièrement problématique. Les juges et les avocats qui l’ont rédigé étaient des laïcs, qui se sont inspirés du Code Napoléon et de la Common Law. Nul curé n’intervient dans leurs délibérations. Les féministes ont commencé à critiquer le Code civil dès la fin du XIXe siècle. Marie Gérin-Lajoie a publié un Traité de Droit usuel en1903, pour expliquer aux jeunes filles l’abdication de leur liberté que signifiait le mariage. Le premier ministre libéral Alexandre Taschereau a institué la Commission Dorion, en 1929, pour examiner la situation. Comme l’a bien montré Jennifer Stoddart, «la Commission se situait à la convergence historique de deux courants opposés, celui du pouvoir clérical et celui d’une société en voie de modernisation. (…) La Commission avait en fait pour objectif de se pencher sur les valeurs culturelles de la société québécoise des années 1920 qu’on retrouvait enchâssées dans le Code Civil». Or, ils n’ont pratiquement rien changé. «Cette situation a été un choix constant et conscient de la part des législateurs québécois». Cette législation était d’ailleurs un signe de la différence québécoise, de sorte que les femmes ont été soumises à la nécessité nationale de leur subordination jusqu’en 1964.
À la fin des années 1960, la population québécoise a été le siège d’un débat public qui a duré plusieurs années : «Les États Généraux du Canada français». On a invité aux délibérations des centaines d’associations civiles. Les clercs y sont nettement en minorité. Il est peu fait mention de la question des droits des femmes dans l’ensemble des débats, qui sont concentrés principalement sur les pouvoirs d’un État québécois éventuel, sur le contenu d’une charte et d’une constitution québécoises. Dans l’atelier politique, sur les 17 questions qui sont abordées, deux seulement concernent l’égalité entre les hommes et les femmes, laquelle est acceptée facilement. Il est malgré tout symptomatique qu’au moment des résolutions finales, le besoin d’une politique nataliste ait été adopté à 97%. Mais ce beau débat de société est vite éclipsé par la montée du Parti Québécois et son élection en 1976. Les militantes souverainistes tiennent à ce que les dossiers qui concernent les droits des femmes figurent au programme du Parti québécois. En 1977, après un débat serré, elles réussissent à obtenir que la décriminalisation de l’avortement fasse partie du programme officiel. Or René Lévesque, qui avait, on s’en rappelle, remplacé la prière rituelle au début des sessions par une minute de silence, ne l’accepte pas. Dans son discours de clôture du congrès, il oppose son droit de veto sur cette résolution et déclare que son gouvernement n’est pas lié par le vote.
Au demeurant, on pourrait examiner ce qui se passe dans d’autres pays. Justement Florence Rochefort a dirigé l’ouvrage : Le pouvoir du genre. Laïcités et religions 1905-2005. (Toulouse, PUM, 2007). On y découvre qu’en France, haut-lieu de la laïcité, «l’émancipation des Françaises a été un corollaire involontaire et tardif de la laïcisation de la société. (…) Que dans les pays non occidentaux, d’une part, la laïcisation de la société, qui conduit de facto à émanciper les femmes, continue à être dénoncée comme un volet du colonialisme; d’autre part, la question du genre et des laïcités est subordonnée aux contextes culturels nationaux, y compris en Europe».
Bref, les rapports ne sont pas aussi nets qu’on voudrait le croire, entre les droits des femmes et la laïcité. La question n’est pas aussi simpliste. Au-delà du conflit entre la religion et la laïcité, se profile la domination des institutions patriarcales. Si elles ont pu être légèrement modifiées depuis un siècle, on le doit aux efforts des mouvements féministes et nullement à quelque vertu secrète de la laïcité.
Je ne suis pas contre la laïcité. Elle est certes une donnée importante dans la vie démocratique. Mais on ne me fera pas avaler qu’elle est une garantie pour les droits des femmes.
Micheline Dumont
Historienne
Valérie
J’ADORE quand des articles d’historiennes sont publiés sur ce blogue. Il me semble que notre conception du passé est tellement truffée d’idée reçues!!! Je reviendrai commenter plus tard, en attendant, merci!
(Ce à quoi je rajoute brièvement : il m’apparaît clair que ce braquage contre la laïcité ouverte est dirigée spécifiquement contre la communauté musulmane. Ici, nous vivons dans une société laïque, mais les femmes sont réduites à des objets de lubricité… Je n’aime pas plus l’un que l’autre, sincèrement.)
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Isabelle N.
Pas pour nous vanter (un peu quand même) mais c’est un texte inédit que la Grande Micheline Dumont nous a offert là.
Peuh peuh!
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Marie-Élaine
Merci, madame Dumont. Ce texte, pour moi, fait ressortir à quel point le « débat » actuel sur la laïcité ne sert pas tant à protéger les droits des femmes qu’à justifier des relents racistes et xénophobes.
Par ailleurs, félicitations à jesuisféministe pour ce bon coup!
Yassine
Merci pour cet apercu de l’histoire.
J’aimerai discutter une idée sur les raisons probables de cet acharnement de quelques figures féministes contre les musulmanes et vous me corrigez si je me trompe svp:
Les féministe qui prennent une position radicale contre les femmes musulmanes ont vu dans les femmes musulmanes leur mamans qui dans le temps portaient aussi des vêtements modestes et parfois même couvraient bien leur têtes (même façon que le hijab). Dans le temps ces mamans étaient opprimées et n’avaient pas les mêmes droits que les hommes. Par conséquent, elles ont commencés inconsciemment d’attaquer la femme musulmane sans écouter la voie de ces femmes qui essayent depuis des années de leur dire tout simplement :
Nous ne sommes pas vos mamans et nous ne sommes pas opprimées et personnes ne nos obligent à prendre telle décision ou une autres et si vous chercher à défendre nos droits alors laisser nous choisir ce qu’on veut et n’essayer pas de choisir pour nous car comme ca vous êtes entrain de tomber dans la contradiction en essayant d’exercer sur nous la même chose que vous prétendez combattre : l’oppression de la femme.
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Marie-Noelle
De mon côté, Yassine, je parlerai plutôt de la peur due à une méconnaissance (et de préjugés envers le monde religieux.
Dans son Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, le Conseil du statut de la femme dit, et je cite: « Les religions = infériorisation des femmes »! Wow! Quelle méconnaissance des religions.
Je n’essaie pas de dire qu’il n’y a pas d’infériorisation des femmes dans les religions (il y en a!) mais deux choses insultent mon intelligence dans cette affirmation.
Primo: ne peut-on pas dire la même chose de toutes (?) les institutions? Devrait-on dire: « À bas la démocratie », en citant tous les exemples où la lutte pour la démocratie à garder les femmes de côté (je pense comme ça, sur le coup, à l’égalité des HOMMES de la révolution française, ou encore aux obstacles toujours en place actuellement pour avoir une représentation égalitaire en politique).
Deuxio: c’est une offense aux religions et aux croyantes de toute l’histoire que d’oublier que la religion peut être source d’empowerment pour les femmes. L’article de Mme Dumont (merci, merci!) en donnent de bons exemples. Et sans parler du travail loborieux des théologiennes féministes dans chacune des religions…
Arrêtons d’avoir peur des religions!
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Valérie
Oui, arrêtons d’en avoir peur. Cette position du Conseil du Statut de la Femme en est une qui est idéologique, qui supporte ses propres dogmes. Pour ma part, je ne souhaite pas vivre au sein d’une société qui adhère au système idéologico-religieux postmoderne, système de croyance à partir duquel le système économique actuel, qui repose sur l’exploitation, peut être mis en branle.
Les personnes qui balaient du revers de la main tout ce qui peut s’apparenter de près ou de loin à la religion font preuve d’ignorance, ou de mauvaise foi. J’ai commencé à m’intéresser à la littérature chrétienne il y a quelques mois et je me suis rendue compte qu’elle renfermait des trésors.
Par exemple, la conception de la sexualité promue par Jean-Paul 2 est mille fois plus libératrice que ce qu’il m’a été donné de voir dans certaines traditions féministes, plus particulièrement à tout ce qui s’assimile de près ou de loin au «néoféminisme» ou au «féminisme pro-sexe» (ex : Virginie Despentes). J’ai aussi lu les ouvrages de Thérèse d’Avila. J’ai appris l’histoire d’Angèle de Mérici, de Mère Thérésa, de Déborah. Sans doute trouve-t-on plus de modèles féminins inspirants (et révolutionnaires!) dans la littérature chrétienne que dans la littérature «laïque». C’est un patrimoine que je suis donc fière de porter. Oui, je me retrouve obligée de vous avouer, par honnêteté intellectuelle, qu’une vie fondamentalement chrétienne m’apparaît féministement beaucoup plus radicale que ce que m’ont proposés jusqu’à maintenant tous la plupart des courants féministes qu’il m’ait été donner de rencontrer.
Balayer du revers de la main tout se qui s’apparente au domaine de la foi, c’est aussi faire fi de ces milliers, voir millions de femmes, qui se disent féministes sans toutefois adhérer aux dogmes laïques. Je l’avais déjà écrit dans un autre poste, mais je le réitère ici : en voyage au Sénégal, j’ai rencontré un anthropologue qui avait déjà vécu au Québec. Nous avons eu une discussion à propos des différentes mouvances féministes. Il m’expliquait justement comment les femmes africaines ne voulaient pas vraiment d’un féminisme à l’Occidental, puisque celui-ci véhiculait une conception individualiste de la personne. Un individu, c’est la personne humaine prise en elle-même, sortie des réseaux sociaux et familiaux auxquels elle s’intègre. C’est une personne qui n’a que des droits, aucun devoir, et de qui ont doit respecter «l’autonomie» et le «libre-choix». C’est une personne pour qui la liberté se définit par «l’absence de contrainte». On m’a dit que les femmes africaines n’avaient que faire de cette conception de la personne humaine. Pour elles, la vie prise en dehors des réseaux auxquels elles appartiennent ne fait pas beaucoup de sens. De ce fait, je les comprends to-ta-lement de ne pas vouloir suivre le même chemin que nous.
Évidemment, je ne nie pas qu’il y ait eu et qu’il y a toujours des jeux de pouvoir qui se jouent au sein des institutions religieuses. Par-contre, comme le souligne Marie-Noëlle, quelle institution sociale peut se vanter de ne pas avoir été instrumentalisée à des fins de domination?!?
Au-cune.
Au-cune.
Au-cune.
D’ailleurs, le mouvement féministe a aussi ses contractions. Alors qu’on y milite pour le libre-choix, rarement va-t-on entendre des militantes féministes déplorer le fait que plusieurs femmes avorteront sous la contrainte, vont critiquer le manque de ressources auxquelles elles pourraient avoir accès pour mener leur enfant à terme, les préjugés qui ont toujours en cours à propos des filles-mères ( «Non mais, elle avait le choix d’avorter. Tant pis pour elle si elle ne l’a pas fait!!!») et finalement, le manque d’éducation sexuelle qui ferait en sorte qu’en Ontario, par exemple, pour les 15-20 ans, il y aurait 150 avortements pour 100 naissances. Jamais ne va-t-on les entendre mettre à jour les tristes conséquences de l’avortement, qui provoqueraient un choc post-traumatique dans 90 % des cas, que ce soit directement après l’intervention ou des années plus tard (ce chiffre s’élève à 67 % chez les personnes prostituées et on s’en sert pour montrer que la prostitution est une nuisance pour les femmes). On ne dit pas non plus que la quasi-totalité des couples qui vont passer à travers l’avortement ne dureront pas. Dès ce moment, la relation valait-elle la peine? Je trouve que ça en dit long sur la qualité des relations de couple…
Tout ça pour dire que j’ai déjà supporté publiquement l’existence du Conseil du Statut de la Femme. Par-contre, si cet organisme devient un instrument de promotion de l’idéologie laïque-pseudo-neutre-postmoderne (car c’est bien l’une des caractéristiques de ce système de croyances : une apparente neutralité), je n’y suis plus.
Je l’ai toujours dit : mon féminisme est d’abord et avant tout un humanisme.
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Benoit Quérin
Suffit qu’une historienne viennent rappeler qu’il n’y a pas que les religions qui oppriment les femmes pour que religieux se trouvent justifiés de rappliquer. Bravo Micheline, beau travail de sape.
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1scapegrace
2describe
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