Racines communes: Mère Nature et le paradoxe essentialiste
Troisième billet de la série «Racines communes» explorant les liens entre l’écologie et le féminisme.
L’essentialisme est le mot académique pour parler d’un concept très familier… L’essentialisme, c’est donner une essence ou bien généraliser une caractéristique donnée à un groupe humain, comme dans le cliché «toutes les femmes sont émotives». Souvent, l’essentialisme est rattaché au naturalisme/biologisme, car il ramène des caractéristiques sociales à de simples équations d’ordre biologique (exemple: le chromosone XX = émotivité ).
Essentialismes et identités
Les féminismes ont longuement étudié cette épineuse notion, car elle a servi de base argumentaire pour exclure et opprimer les femmes (autant que d’autres groupes de population minorisés ou minoritaires) du domaine social. En ramenant des comportements spécifiques à des réalités biologiques (exemple: les femmes ne sont pas bonnes en mathématiques parce que le cerveau féminin est plus petit…), ont évacue l’aspect primordial de l’éducation et du processus de socialisation quant au développement des rôles sociaux de genre (on valorise socialement moins les filles en mathématiques et la grosseur du cerveau féminin n’a rien à voir).
Longtemps, la philosophie a tenté le pari de définir ce qu’est la nature humaine et l’essentialisme est au coeur de ce questionnement. La position constructiviste, opposée à une position strictement naturaliste, pense plutôt que l’humain est le produit de phénomènes sociaux aucunement reliés au biologique. Évidemment, la question de la nature humaine est genrée et complexe. Peut-on soutenir une position exclusivement constructiviste, où l’on exclurait la matérialité des corps? Et au contraire, peut-on vraiment laisser un ensemble social être déterminé par des différences biologiques?
Dans les deux cas, si on adopte l’une ou l’autre des positions de façon «jusqu’au-boutiste», cela entraîne des conséquences extrêmes. Peut-on alors affirmer que nous sommes des êtres physiques («naturels») dans la mesure où nous sommes constitués corporellement et affectés par l’environnement extérieur, ET des êtres sociaux, modulés par le contexte culturel, historique et politique de notre famille et de notre société?
L’«essence féminine» serait plus près des cycles de la «Nature» à cause du système reproducteur féminin. Cette «essence féminine» a été critiquée, réfutée et déconstruite avec brio par plusieurs générations de féministes. L’essentialisme s’avère parfois généralisateur, mais certains groupes militants y ont toujours recours à cause de sa portée mobilisatrice et identitaire. Alors, postulons une identité X (femme, lesbienne, autochtone, etc.) pour s’organiser politiquement en tant que groupe X? Là où le piège réside, c’est lorsqu’on universalise une caractéristique spécifique à cette identité X. Les identités ne sont ni fixes, ni homogènes, mais doit-on pour autant arrêter de s’organiser de façon identitaire?
Il est intéressant de noter que les positions antiessentialistes sont défendues majoritairement par des féministes occidentales (bien qu’il y ait des féministes différentialistes occidentales) et que l’antiessentialisme n’est pas partagé par toutes les femmes et féministes de divers endroits dans le monde. Si certaines féministes du Sud réfèrent à une certaine essence féminine pour s’organiser autour de luttes politiques et sociales, peut-on rejeter systématiquement leurs discours et actions? Un rejet total de l’essentialisme semblerait être une mauvaise façon de créer des alliances transnationales, car il peut faire partie intégrante de la spiritualité de certaines communautés qui ont été opprimées depuis des siècles. Le paradoxe réside dans le fait que l’essentialisme peut être utilisé à des fins rétrogrades, mais aussi à des fins mobilisatrices et politiques.
La «Nature-avec-un-grand-N»
Tout comme des mythes essentialistes sont créés à propos de groupes d’individus, on invente des mythes idéalistes et irréels à propos d’entités comme la «Nature». On la pense loin de nous, sauvage, en danger, mystérieuse et incontrôlable, mais ceci est une représentation romantique de ce que l’environnement est réellement. Pour avoir une compréhension adéquate des enjeux environnementaux, il faut déconstruire ce mythe de la «Nature-avec-un-grand-N». Que faire avec les représentations féminines de la «Nature»: Dame Nature, Mère Nature,Terre Mère, Gaïa?
Pourquoi accoler un genre à une entité comme la «Nature»? Les environnements sont multiples et hétérogènes… À quoi sert d’affubler les environnements de termes genrés fortement teintés de discours patriarcaux? («Il faudrait protéger/surveiller/sauver, notre Terre Mère.») Cette représentation féminine de l’environnement renforce certains discours essentialistes (et rétrogrades) d’une connexion spéciale entre les femmes et la «Terre». Cette vision romantique de la «Nature» entretient les dichotomies entre l’agent actif (l’humain rationnel) sauvant l’entité passive (la Nature irrationnelle et sauvage). Cette représentation romantique de la Nature est un miroir de plusieurs autres représentations erronées de certains groupes humains. Conséquemment, certains discours essentialistes écoféministes rebutent les féministes antiessentialistes et/ou non-essentialistes et les détournent d’une critique féministe de l’environnement.
Pour conclure, il s’avère important de :
A) Nuancer le débat essentialisme/constructivisme;
B) Questionner et déconstruire les représentations romantiques et genrées de la Nature;
C) Repolitiser les enjeux environnementaux comme étant des enjeux sociaux aux impacts sexo-spécifiques;
D) Établir des alliances avec certains groupes de justice sociale et certains groupes écologistes.
Tout cela n’est pas simple, certes, mais cela pourrait ouvrir des voies prometteuses pour les réflexions et les actions féministes!
Si je laisse plusieurs questions en suspens, c’est bien parce que le paradoxe n’est pas résolu et que le débat est encore très vivant!
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Plus de lecture: une série sur l’écoféminisme est en cours sur le blogue de Bitch Magazine.
martin dufresne
C’est un débat intéressant en effet.
Tu écris: « L’essentialisme s’avère parfois généralisateur, mais certains groupes militants y ont toujours recours à cause de sa portée mobilisatrice et identitaire. »
Oui; si on reconnaît qu’au-delà de la biologie ce sont surtout les influences sociales qui construisent une identité, il me semble qu’on conserve l’avantage de puiser à l’identité résultante, d’en faire (quand on en est insatisfait-e) un facteur d’organisation politique, de mobilisation, de reconnaissance d’une expérience commune – dans certaines limites, bien sûr – et d’imposition de limites au discours universalisant du dominant.
Et surtout, on mise sur le fait, que tu cites, que ces identités – plus conjoncturelles que corporelles – ne sont « pas fixes ». On peut donc les faire évoluer, y intégrer d’autres facteurs de construction.
Autre note: Je crois qu’une des sources de l’opposition aux propos et démarches identitaires est l’interdit qui a toujours pesé sur le droit d’association, de reconnaissance mutuelle, d’appropriation du droit de nommer lorsque ces atouts « tombent entre les mains » de personnes d’une catéégorie opprimée. On leur interdit alors de se reconnaître, de re-créer une identité commune (et de désigner le dominant comme autre), alors que hier encore on faisait tout pour leur faire intérioriser une identité contrôlée…
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Euterpe
Je me suis permis d’emprunter un passage de ce billet pour illustrer le propos d’un des miens : http://lesaventuresdeuterpe.blogspot.de/2012/04/de-demeter-la-sorciere-de-blanche-neige.html. J’espère que vous ne m’en voudrez pas.
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Stéphanie .....
En philosophie je pense que ce qui s’oppose à l’essentialisme c’est avant tout le nominalisme qui remet en quéstion les catégories et les universaux d’Aristote .
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