Les filles de la grève – partie 1

Un copain – prof lui aussi, à l’uqam lui aussi, avec qui je discute de cette rencontre – me demande comment je vais faire pour prouver que les femmes, dans le contexte de cette grève, subissent un traitement différent de celui qui est fait aux hommes – le traitement médiatique, les caricatures, les fils de commentaires, les slogans, le rôle donné aux femmes grévistes dans les associations et pendant les manifestations…? Il me dit que je m’appuie sur une intuition mais que pour vraiment traiter de cette question, il me faudrait des objets, un échantillon, un terrain de recherche, et qu’à partir de là, je pourrais faire une vraie démonstration. Je lui réponds que ça ne m’intéresse pas. Que ce qui m’intéresse, c’est de dire ce que je vois, pour essayer de le penser, et  si ça veut dire le fabuler, eh bien fabulons! Ce sera à la hauteur de l’imagination mobilisée par le mouvement étudiant.

En essayant de penser la figure des « filles de la grève» (en tant que moi-fille), j’ai pensé qu’il s’agissait de relayer le cri de Virginia Woolf en 1938, ce think we must adressé aux filles d’hommes cultivés et qui consiste à « prendre acte » de ce qui nous est arrivé, et à interroger cette société « qui engloutit le frère que beaucoup d’entre nous ont des raisons de respecter dans la vie privée, et qui impose à sa place un mâle monstrueux, à la voix tonitruante, au poing dur, qui d’une façon puérile inscrit sur le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystiques entre lesquelles sont fixés, rigides, séparés, artificiels, les êtres humains»?

Vinciane Despret et Isabelle Stengers, dans Les faiseuses d’histoires, rappellent le refus que Woolf, dans Trois guinées, propose scandaleusement « que les sœurs ne s’engagent pas aux côtés de leurs pères et de leurs frères, ces « hommes cultivés » qui les appellent à défendre leur monde » (16), à s’opposer à la guerre, / et que si elle refuse c’est parce qu’elle refuse d’être loyale à sa patrie et aux idéaux qu’elle défend, parce que cette lutte – même si elle est pour empêcher la guerre – ne peut pas se faire « au nom des femmes » sous prétexte qu’elle se fait au nom de tout le monde, que les femmes doivent lutter en leur propre nom parce que la pensée, comme l’engagement, elles les pratiquent « en tant que femmes ». « Les filles d’hommes cultivés ont toujours pensé au jour le jour, » écrivait Virginia Woolf;

elles n’ont pas exercé leur réflexion devant des tables de travail, dans le cloître d’un collège réservé à l’élite. Elles ont pensé tout en remuant des casseroles, tout en balançant des berceaux… Pensons dans les bureaux, pensons dans les autobus, pensons tandis que, debout dans la foule, nous regardons les couronnements ou les défilés…, pensons en passant devant le cénotaphe, et devant White Hall, dans la galerie du Parlement, dans les chambres de justice, pensons au cours des baptêmes, des mariages et des funérailles. Ne nous arrêtons jamais de penser – quelle est cette civilisation où nous nous trouvons?

Aux processions d’hommes de pouvoir qui attirent le regard de Woolf en 1938, les manifestations étudiantes qui retiennent aujourd’hui le mien. Je dis à mon ami que dans la vie, ce qui m’intéresse, c’est la figure des filles en série et ce qu’elles incarnent de résistance, comme une armée de lucioles dans la noirceur ambiante. Les Lol V. Stein de Marguerite Duras, les amies de Nan Goldin, les visages de Marilyn Monroe, les girls next door de Nelly Arcan, les mannequins de Vanessa Beecroft, les filles de Josée Yvon, autant de constellations qui évoquent pour moi les Tiller girls, les Rockettes, les Crazy Horse, les Barbies… et les filles des publicités pour les bas Dim (au début des années 70) qui permettent à Agamben de penser la communauté qui vient: ces singularités quelconques qui forment une communauté sans revendiquer une seule identité; et ça, dit-il, l’État ne peut le tolérer.[i]

J’ai l’obsession de cette répétition des filles qui répond au désir du même (structures géométriques fascisantes, wet-dream capitaliste, qui sont du bonbon pour la non-pensée), mais une répétition que reconfigurent les filles qui s’inventent par la répétition, convoquant ainsi une force de résistance. D’où cette proposition sur les filles de la grève. Je dis « les filles » parce que ce qui m’intéresse, c’est la manière dont est à la fois convoquée et détournée (et donc ironisée) cette charmante tradition des filles en série, filles-marchandise, filles-spectacle, filles-ornement… filles-chair à canon…  Et pour faire image, je vais commencer par vous réciter une liste (qui reprend les « figures » qu’on a vues dans les médias et sur les réseaux sociaux), en faisant défiler simultanément sur l’écran une série de photos qui sont en train de constituer mon imaginaire des filles de la grève.

– Martine Desjardins

– Jeanne Reynolds

– Eliane Laberge

– Camille Robert

– Line Beauchamp

– Michèle Courchesne

– Pauline Marois

– Christine Saint-Pierre

– Matricule 728

– Anne-Marie Dussault

– Lise Payette

– La fiancée de Foglia, avec Foglia qui dit: “Au début, il y a trois mois, j’étais indifférent à cette histoire de hausse des droits de scolarité. Puis je suis tombé en amour avec les trois leaders étudiants, surtout la fille”. Et qui le w-e dernier comparait la distance entre la culture et l’absence de culture, à la distance entre les pointes de sein des filles du Crazy Horse.

– La F1 festival du sexisme, et Bernie Ecclestone roi de la parade: « les femmes devraient être vêtues de blanc, comme tous les autres appareils électroménagers ».

– La vidéo Super Mario Br’Hausse où on voit le bonhomme sauter de poitrine en poitrine avant de plonger entre deux seins – en disant: « Et visitez des mondes magiques! Here we goooo! »

– Le GGI (Comité femmes grève générale illimitée)

– Le Comité-femmes de la CLASSE (dissout et reconstruit)

– Le P!nk block, action militante, collective et festive qui veut sensibiliser aux enjeux queers et féministes au sein de la grève étudiante.

– Laura Kneale de CUTV

– Yalda Khadir (et sa mère et sa grand-mère interviewées par les journalistes, à la télé et à la sortie du palais de justice)

– Les 3 étudiantes accusées d’incitation au terrorisme, les photos qui ont circulé prises par des voyageurs du métro, les mugshots rendus publics sans scrupules dans les journaux

– Les mimes opposées aux humoristes avec toute la controverse que ça a suscité. Comme le disait l’affiche expliquant leur maniefstation: « Tandis que le mime choisi le silence afin de mettre en valeur ou de dénoncer certaines attitudes et certains gestes, la société patriarcale l’impose aux femmes, tout particulièrement à celles qui tentent d’exprimer publiquement des critiques féministes.»

– Ce que les médias ont cité comme étant les 5 « tatas » féministes de la CLASSE

– Les mères en colère et solidaires

– Maille à part qui tricote la grève à travers la ville

– « Écoutez-nu », 5 femmes, citoyennes, québécoises et anonymes dont la nudité est une action de désobéissance civile pacifique contre la loi 78

– La série des Martine ré-intitulés

– Le site « Fuck yeah Gabriel Nadeau-Dubois » (la série des « hey girl »)

– Parodie de la revue Clin d’œil – Clin d’œil au beurre noir.

 

Et, bien sûr, j’en passe.

 

Martine Delvaux

Professeure

Département d’Études littéraires

UQAM


[i] « S’approprier les transformations historiques de la nature humaine que le capitalisme veut confiner dans le spectacle, faire que l’image et le corps se fondent dans un espace où ils ne puissent plus être séparés et obtenir ainsi forgé en lui un corps quelconque, dont la physis est la ressemblance – tel est le bien que l’humanité doit savoir arracher à la marchandise. La publicité et la pornographie, qui l’escortent vers sa tombe telles des pleureuses, sont les sages-femmes inconscientes des nouveaux corps de l’humanité. » (Giorgio Agamben, La communauté qui vient)

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