L‘exemple des « creeper cards »
Conçues à l’origine comme un outil pour combattre le harcèlement sexuel aux conférences hackers, les « creeper cards » ont depuis acquis un sens ambigu, voire négatif. Un vrai changement peut-il se produire dans une culture qui interprète tout selon ses propres termes?
Lors de la conférence de hackers Defcon 2011, des agents de sécurité ont distribué des feuilles de score parmi les participants. Les détenteurs de cartes devaient inciter les femmes de la conférence à leur montrer leurs seins et l’inscrire sur leur scorecard. Le gagnant était celui qui avait vu le plus de seins. Suite à ce petit jeu dégradant, la participante KC Crowell a décidé de hacker la conférence. Elle a créé ses propres cartes, jaune et rouge comme celles utilisées dans un match de football, sensées être données aux participants qui franchissaient la ligne rouge. La carte jaune symbolisait une infraction mineure et le rouge une infraction du genre “Bas les pattes.”
Les “creeper cards” ont été une grande réussite à Defcon cette année-là et aux conférences de hackers par la suite. Elles offraient un moyen non-conflictuel d’arrêter le harcèlement sexuel, si répandu à ces conférences que plusieurs femmes évitent de les fréquenter. Lorqu’elle était harcelée par quelqu’un, une femme pouvait simplement lui donner une carte, sans avoir recours aux jurons.
La popularité des cartes a connu une réaction épidermique. Non seulement les cartes ont été critiquées, elles sont devenues un objet de plaisanterie parmi certaines personnes lors des conférences. L’apogée du buzz Internet est survenu à la suite du Chaos Communication Congress en décembre dernier, où une participante a assemblé des cartes en dessinant un torse nu féminin, exposé dans un lieu très fréquenté et visible.
Alors que son ami a construit un pénis à côté (sa version des événements est disponible ici), l’important n’est pas le genre des organes sexuels – certains en ligne se servent de ce propos comme défense – mais que les cartes ont été l’outil pour les construire.
Distribuer des cartes sensées mettre terme au harcèlement sexuel dans une conférence de hackers et ce qui en résulte sont des caricatures de corps nus. Sans jambes ni tête, le torse féminin fait de “creeper cards” est symbolique de ce qui attend la plupart des réformes féministes dans les cultures hyper-masculinisées des hackers ainsi que l’ensemble de la société. Reconfigurées, dévalorisées, les cartes ont perdu leur signification première.
N’importe quelle culture a tendance à soit rejeter, soit réinterpréter les discours qui s’en prennent aux valeurs dominantes. Se moquer et tourner en dérision un propos est un moyen anodin mais efficace de le dépolitiser. Les cartes transformées en images sexualisées ont été ainsi privées de leur potentiel d’incitation pour un vrai changement. Comment les femmes présentes a ces conventions pourraient–elles encore songer s’en servir sérieusement après un tel affront?
Tout est réinterprété selon le milieu, qui force la question : comment réussir à initier un vrai changement? Le progrès social semble souvent être le dérivé des autres facteurs autant que le résultat des efforts d’un mouvement social. La révolution industrielle a donné naissance au mouvement féministe en libérant les femmes du labeur de tissage. La deuxième guerre mondiale a poussé les femmes à entrer sur le marché du travail. La pilule a mené à la révolution sexuelle. Le changement semble suivre souvent une rupture épistémologique menée par des facteurs externes.
Internet et les cultures digitales semblaient être à l’aube d’un tel moment. Le hacking, lié souvent aux politiques progressives et cultures underground, semblait être un terrain idéal où pourrait se développer une culture incarnant l’égalité des sexes. Or Internet a vu la formation des nouveaux ‘old boys clubs’ au lieu de leur dissolution, et plusieurs communautés hackers se sont embourbées dans une culture hypermasculinisée où le hacking est perçu comme la domination de la technologie plutôt qu’un moyen de la responsabiliser.
Les hackers ont un grand pouvoir sur la forme qu’Internet prendra et jusqu’à présent, il est plus ou moins le reflet de la société traditionnelle. Au lieu d’une cybersphère dit post-genre, comme l’envisageait Donna Haraway, nous avons des notions confortées des divisions entre masculin et féminin. Il est difficile de voir comment on pourrait se sortir de ce paradigme. Le propos n’est pas ici de se demander si cela vaut la peine d’essayer de combattre le sexisme dans la culture hacker. Il faut plutôt se demander si un vrai changement peut se créer dans un contexte immuable qui va tout réinterpréter selon ses propres termes.
1survivors
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