Dire le jouir et jouir de dire
Culture du viol oblige, le présupposé selon lequel les femmes ressentent et montrent naturellement moins de désir que les hommes a la couenne dure. Difficile de renoncer à cette excuse parfaite pour ne pas tenir compte des critiques des femmes. Grâce à cette vieille habitude de pensée, la dénonciation d’un harcèlement se transforme en question de goûts, les revendications politiques deviennent simple différence de perceptions : le problème, ce n’est pas le geste ou le propos, c’est la femme qui ne l’aime pas! Ce serait en effet bien pratique pour les phallocrates s’il était vrai que les femmes avaient peu de désir (et qu’il fallait les vaincre pour la survie de l’espèce), s’il était vrai que les féministes étaient anti-sexe.
Or, l’érotisme a toujours été au cœur de la création des femmes; la sexualité, incontournable dans les luttes et les théories féministes. En vérité, les femmes sont avides, les écrivaines parlent de cul tout le temps. (De nombreuses publications de Remue-ménage en font foi!) Au point que certaines n’en peuvent plus, et demandent un peu de silence, encore un peu de mystère. Le texte que nous avons le plaisir de reproduire ici s’attarde justement à quelques changements d’approches, et montre la persistance du discours politique, dans l’érotisme littéraire.
Il s’agit d’une allocution donnée en octobre 2013 par l’écrivaine France Théoret, lors de l’événement « Écrire et éditer au féminin pluriel », dans le cadre du festival Québec en toutes lettres. Cette réflexion tombait pile dans notre automne chaud, où nous vous proposons, en plus d’un Agenda des femmes érotique, le livre Femmes désirantes, qui, après des années d’explorations entre pornographies féministes, érotisme queer et refus des prescriptions sociales, donne un portrait varié et nuancé de la représentation féminine du désir. Ce dernier livre arrive en librairie ce mois-ci.
Une littérature des ruptures écrite par des femmes
Les désignations valent qu’on s’y arrête. Elles sont significatives. L’énoncé, littérature au féminin, offre un intérêt particulier dans la mesure où je le distingue de la littérature féminine et de la littérature féministe. Il y a une trentaine d’années, l’expression l’écriture au féminin portait la quête du sujet-femme. Aujourd’hui l’usage du mot écriture signifie le plus souvent, j’écris, l’acte même d’écrire.
L’expression littérature féminine reconduit les lieux communs, les clichés, les stéréotypes sans les analyser ou les contester. La chick lit est à proprement parler de la littérature féminine. De la littérature semblable, il y en a toujours eu, il y en a encore. Cette littérature change en reproduisant les idéologies dominantes. C’est une littérature aliénante, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas attirante et séduisante. Au contraire, elle est beaucoup lue.
La littérature féministe est ou serait dogmatique, l’idée est antilittéraire.
Ce n’est pas si simple. Louky Bersianik disait fréquemment que « le féminisme est l’arbre qui cache la forêt. » Lorsque Louky Bersianik se prononçait comme féministe des critiques étaient moins intéressés à son œuvre, une œuvre dite idéologique.
Je lisais récemment une entrevue avec une écrivaine connue qui refusait le féminisme à cause du « isme », puisque comme tous les autres ismes, il s’agit de connotation idéologique. Elle élisait la littérature pure délivrée de tout dogmatisme. Elle n’est pas la seule à proposer une opposition tranchée, entre la littérature et l’idéologie.
L’idéologie est partout. Les idéologies dominantes actuelles sont – comme à toutes les époques – cachées, sans identités définies. L’idéologie dominante au singulier ou au pluriel ne dit jamais son nom, elle est majoritaire.
Le travail du langage en littérature est forcément impur. (Il n’y a pas d’un côté, la forme du mot et de l’autre, sa signification.)
Pour évoquer l’imaginaire des femmes et les thèmes, je parlerai d’un segment littéraire tributaire de générations d’écrivaines.
Les femmes ont abordé la sexualité, le sexe, la pornographie, l’érotisme, la prostitution sous divers angles. Je vais introduire à des écrivaines qui n’approchent pas le sentiment amoureux, la relation d’altérité, la famille, les beaux sentiments, tout au contraire font porter leur œuvre sur les aspects durs, destructeurs de la sexualité, la face cachée des idéologies et des beaux discours.
Des écrivaines œuvrent à la désaliénation et à la déconstruction, tandis que la glorification de la liberté individualiste, comme dans la chick lit, par exemple, va à l’encontre de la dimension collective.
Les femmes ont beaucoup écrit sur le corps sexué, c’était là un thème privilégié, la nécessité d’en passer par la sexualité et le corps pour introduire à l’être-femme.
Il y a une trentaine d’années, Jeanne de Berg, (pseudonyme de Catherine Robbe-Grillet), née en 1930, a publié « Cérémonies de femmes » œuvre dans laquelle il est question de soirées sado-masochistes organisées par elle-même à New York et à Paris. Lors de son passage à l’émission Apostrophe de Bernard Pivot en 1985, elle s’est présentée voilée, donc cachée. Comme femme, elle décrivait des séances sexuelles dont les protagonistes étaient des jeunes hommes, à la manière des écrivains décrivant de semblables scènes avec des jeunes femmes. Cela était transgressif.
Fallait-il inverser des rôles pour donner des femmes une représentation forte ou libérée?
Le rituel sado-masochiste appartient à la littérature érotique. Ce n’est pas le cas des œuvres subséquentes. Denise Boucher, Elfriede Jelinek, Virginie Despentes, Nelly Arcan écrivent sur la sexualité pour explorer le sujet-femme.
Elles appartiennent à deux générations différentes. Mon propos désire mettre en évidence les changements énormes entre ces écritures dans la manière de saisir la question sexuelle. Je m’interroge s’il n’y a jamais eu autant de distance formelle et significative dans la littérature sur un même thème en si peu d’années.
Les quatre écrivaines hors de toute abstraction, écrivent la relation au corps sexué. (Sont-elles féministes? Trois affirment l’être.)
Denise Boucher est née en 1938. Elle a écrit la pièce de théâtre « Les fées ont soif » qui a suscité un énorme scandale. Trois personnages dialoguent : Marie, la Sainte Vierge, la maman et la putain. C’est la Vierge Marie conversant avec les deux autres femmes qui a semé la controverse. Personnage central et intouchable de la doctrine catholique, la Vierge ne pouvait quitter son image, sa représentation, son statut ou sa statue.
Marie, personnage religieux, abuse les femmes (par religion interposée), nous rend indignes, coupables de ne pas être comme elle. Au théâtre, elle agit comme il lui est interdit, elle sort de son cadre.
Denise Boucher fait davantage qu’humaniser Marie. Si ce n’était que cela, il n’y aurait pas eu de scandale. La Vierge perd sa transcendance, son aura, son auréole, sa figure extatique de Modèle destiné aux femmes chrétiennes.
L’auteure des « Fées ont soif » a cassé un moule, une idée, une représentation, une figure d’autorité et d’idéalité. Denise Boucher disait récemment qu’il ne fallait pas être mesquine pour se dire féministe. Cela perdure.
De l’Autrichienne Elfriede Jelinek née en 1946, je restreindrai aussi la problématique. Si vous désirez la lire, il faut en passer par le formalisme pratiqué au cours des années soixante-dix. Le formalisme de Jelinek s’est transformé assez peu, elle demeure ce que nous appelions un écrivain difficile. Il y a souvent une ironie mordante issue de son langage. Autre caractéristique de cette écrivaine : elle est souvent très dure à l’égard des femmes lorsqu’elles sont les victimes consentantes des hommes, celles qui font de l’aveuglement volontaire. Cela dit, elle perçoit notre civilisation sous l’emprise de la pornographie. Je partage avec elle ce point de vue depuis longtemps.
Dans Les Amantes, un texte fragmenté des années soixante-dix, la grande question est celle d’épouser un bon parti. Les amantes ne sont pas des lesbiennes, mais des jeunes femmes hétérosexuelles en quête de mariage. Dans les micros détails, les calculs des uns et des unes constituent l’objet du texte. Les parents s’en mêlent aussi, les mères surtout. Pour les jeunes femmes, il s’agit de tout avoir en donnant le moins possible, de posséder davantage que les autres filles (d’où l’envie, la jalousie, le dénigrement). Le gars de son côté, désire recevoir le plus possible en se retirant si possible de la joute sexuelle.
L’état de femme mariées est déconstruit dans Lust un roman qu’Elfriede Jelinek qualifiait de pornographie. Le mari bourgeois qui entretient sa femme est en droit de recevoir d’elle tout service sexuel, n’importe quand, dans n’importe quelle situation. Avec un thème aussi mince portant sur des situations aussi répétitives, l’auteure a élaboré un roman scabreux. Elle dit qu’elle a voulu écrire une pornographie féministe pour conclure que cela n’existe pas. Je peux encore signaler Avidité, un roman sur fond d’enquête policière. L’intrigue, si elle existe, tant le texte est formaliste, s’appuie sur quelques lignes de force. Le personnage principal, le policier cherche à tout posséder, moins le corps des femmes que leurs biens, leur maison, par exemple.
Elfriede Jelinek a reçu le prix Nobel de la littérature en 2004.
Ce sont des écrivaines plus jeunes, d’une génération suivante, qui abordent les thèmes de façon dévastatrice. Il y a une révolution féministe mise en train par Denise Boucher et Elfriede Jelinek et d’autres, continuée ou transformée par Virginie Despentes. Quant à Nelly Arcan, je l’ai beaucoup lu, mais j’ignore si elle a pris position féministe. Ce serait maladroit de ma part de lui faire dire ce qu’elle n’a pas dit. Ses textes sont des dénonciations permanentes du fait de vivre dans l’image, l’incessante la féminité marchande.
Virginie Despentes déclare : je me sens militante féministe lorsque j’écris. Elle affirme cela maintenant. L’écrivaine ne croit pas aux fantaisies d’une écriture pure d’une part et de l’engagement d’autre part. Le féminisme est redevenu offensif, une prise de position qui porte à conséquences. Elle présente des histoires trash, moralement malsaines et répugnantes. Ces personnages jeunes, féminins pour la plupart font de la prostitution, sont des adeptes de la pornographie, parfois victimes de viol collectif. Dans Apocalypse Baby, l’héroïne de quinze ans est issue de la bourgeoisie. Ce ne sont pas nécessairement des personnages venus des bas-fonds de la misère.
La pornographie et la prostitution sont accessibles partout. C’est même le fond de commerce de la mondialisation. Les très jeunes femmes interchangeables sont les proies des prédateurs, y compris lorsqu’elles sont rebelles, comme chez Despentes.
Devant ces mondes, il n’y a plus de rationalités possibles. D’une femme jeune, le corps sexué est l’objet de marchandage. Sans fard, un monde existe, cru, haletant, dangereux, personne ne s’y adapte, les femmes moins que tout autre.
Je crois avoir à peu près tout lu de Nelly Arcan, chez qui il y a une langue et une écriture. Son premier roman Putain a révélé une écrivaine. À plusieurs reprises, Arcan affirme qu’elle n’invite pas les voyeurs à la lire, qu’elle n’écrit pas pour eux. La prostitution est le thème central, mais ce n’est en aucun cas la glorification de la prostitution. Travailleuse du sexe? L’expression ne s’y trouve pas. Ce n’est ni une liberté ni une activité dont elle fait la promotion. Nelly Arcan condamnerait plutôt la prostitution, ce qu’elle ne fait pas. Il n’y a lieu d’aucun discours moral. La société vit des actes prostitués. Comme femme, elle a beaucoup écrit sur la compétition, l’envie et la jalousie, la représentation du corps, la perfection plastique, le miroir, en corolaire, la chirurgie plastique et l’inévitable vieillissement.
Il y a chez ces écrivaines, une dimension du collectif. Chacune à sa manière déconstruit l’idéologie.
France Théoret
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