Le silence «féministe» de Ricochet
Nouveau média bilingue indépendant, Ricochet suscite l’engouement de la gauche québécoise et canadienne parce qu’il souhaite « bouleverser le statu quo » et enrichir la diversité journalistique grâce à un journalisme de fond. Malgré le fait que Ricochet s’auto-identifie comme un média féministe, l’absence de réponse publique à l’« affaire Jean Barbe » suscite l’inquiétude de certaines féministes. Ricochet n’a-t-il de féministe seulement que son étiquette? Ou bien est-il prêt à mettre en place des pratiques féministes au sein de sa culture organisationnelle?
Ricochet prétend être un média féministe : cette étiquette, bien utile pour se vendre dans certains milieux progressistes – des milieux sociaux-démocrates aux milieux anticapitalistes – , devrait pourtant se refléter dans des actions concrètes démontrant l’authenticité de son engagement féministe. Le 3 novembre dernier, le blogue collectif les Hyènes en Jupons publiait le billet « Ricochet sur Jean Barbe »[1], juste avant la vague déferlante #AgressionNonDénoncée. Faisant état du jugement pour harcèlement sexuel, affaire pour laquelle Barbe ne s’est jamais excusé publiquement, les Hyènes en Jupons se sont étonnées du mutisme de Ricochet sur cette affaire:
En apprenant que Barbe avait harcelé sexuellement Mireille Des Rosiers et en lisant les propos tenus par ce dernier – d’un sexisme et d’un racisme dégueulasses – nous avions l’espoir que Ricochet, avec son étiquette progressiste, antisexiste et antixénophobe, ferait quelque chose, dirait quelque chose. Plusieurs femmes ont écrit des commentaires sur la page Facebook du média et certaines de ses collaboratrices ont été interpellées directement. Et puis rien ne s’est passé.[2]
Or, comme le mentionne Ethan Cox[3], membre de la branche anglophone de Ricochet, à propos de son expérience à Rabble.ca, il est important de « critiquer les institutions de l’intérieur » malgré leur étiquette progressiste[4].
L’invisibilisation de la critique féministe
Le mutisme de Ricochet fait écho à un autre cas récent d’invisibilisation de la parole féministe auprès des instances médiatiques «officielles». Sur Je suis féministe, Marie-Christine Lemieux-Couture (MCLC) avait publié une lettre[5] critiquant le boy’s club du Voir, peu de temps après son départ. Dans son texte, elle déplorait le sexisme ordinaire présent chez certains blogueurs du média, de même que l’inaction – et l’attitude défensive – de la rédaction quant à ces comportements. Le rédacteur en chef, Simon Jodoin, après avoir souhaité publier sa réplique sur Je suis féministe (à l’encontre de la politique éditoriale du blogue féministe[6]), a décidé de ne pas la partager sur le Voir, mais plutôt sur son compte personnel Facebook[7]. Est-ce à dire que ce qui vaut d’être publié sur Je suis féministe ne vaut pas d’être publié dans le Voir?
De plus, aucun des blogueurs questionnés dans la lettre ouverte de MCLC n’a daigné formuler une réponse qui aurait témoigné d’une réflexion sur les nombreuses critiques de sexisme ordinaire planant autour du Voir depuis presque un an maintenant. La critique féministe de MCLC, même si adressée publiquement aux acteurs de ce média, s’est heurtée à des fins de non-recevoir. Elle a donc été invisibilisée puisque ni la critique, ni la réponse de Jodoin ne peuvent être retracées sur les canaux officiels du Voir.
Dans la même veine, Ricochet, silencieux face aux Hyènes en Jupons ainsi qu’envers plusieurs féministes qui ont demandé des explications individuellement, a toutefois répondu trois semaines plus tard en privé à un courriel d’Alexa Conradi, la présidente de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), au sujet de Barbe.
Au cours des dernières semaines, Ricochet a reçu diverses critiques concernant la collaboration de l’écrivain Jean Barbe à titre de chroniqueur. Les commentaires reçus ont poussé Ricochet à réfléchir sur la question, à fortiori dans le contexte actuel. Nous avons donc pris le temps nécessaire pour discuter des critiques énoncées avec nos collaborateurs et collaboratrices, et ce, à plusieurs reprises.
Nous sommes profondément touché.es par les témoignages qu’ont livrés de nombreuses femmes cette semaine et sommes sensibles aux enjeux soulevés. Nous sommes conscient.es du fait que certaines collaborations puissent être perçues comme une caution de certains gestes ou comme un refus de prendre acte. Cependant, Ricochet n’est pas un tribunal ni une organisation politique : nous sommes un média indépendant et progressiste. Il ne revient pas au comité éditorial francophone de Ricochet de condamner ni de défendre M. Barbe pour les diverses critiques qui lui sont adressées, qui dépassent le cadre de sa participation au projet. Dans ce contexte, nous ne croyons pas que nous pouvons nous permettre de censurer une voix de la sorte. Ce serait se substituer à un tribunal qui a déjà prononcé sa sanction il y a plus de onze ans.
En tant que média féministe, Ricochet aspire à être un lieu de réflexion collective qui traite, entre autres, de la question du sexisme dans la société. Les textes publiés sur notre site jusqu’à maintenant reflètent ce choix éditorial. Nous entendons continuer en ce sens. Nous invitons les féministes à nous soumettre des textes portant sur les enjeux qui les préoccupent. Nous souhaitons voir, dans les pages de Ricochet, se déployer une analyse féministe et ainsi contribuer à une prise de parole forte des femmes dans la société. Évidemment, l’équipe éditoriale de Ricochet n’a pas à endosser chacun des textes des ses collaborateurs et collaboratrices. Toutefois, soyez assuré.e.s que nous réévaluerons la collaboration de nos chroniqueurs et chroniqueuses si des comportements qui nous semblent déplacés surviennent. Ricochet s’engage également à protéger chacune de ses collaboratrices, au meilleur de ses capacités, s’il advenait qu’elles soient victimes de sexisme, de racisme, ou de toute autre forme de discrimination dans le cadre de leurs fonctions au sein du journal.
Il y a une nette différence entre répondre à une individue ayant une position d’autorité en matière de féminisme et reconnaître publiquement, au vu et au su de toutes et tous, qu’il y a eu une discussion interne face à la contribution de Barbe à Ricochet. Questionné-e-s à ce sujet lors de la Foire des médias alternatifs, deux responsables à l’édition francophone de Ricochet ont affirmé avoir répondu directement aux féministes qu’illes ont jugé «pertinentes» en comptant sur celles-ci pour transmettre l’information. Difficile de savoir quels critères rendent une féministe «pertinente» – et dommage de constater que la responsabilité de transmettre l’information revient à celles-ci, faute d’une réponse publique. Est-ce qu’il faut avoir de la notoriété pour être considérée comme pertinente ?
De plus, les commentaires sur la page Facebook de Ricochet au sujet de ce débat ont aussi été effacés, et les tweets sont restés sans réponse, ce qui témoigne d’une certaine censure et d’un malaise autour de cette affaire. Comme dans le cas du Voir, aucune trace publique de la critique féministe n’est visible sur le site web de Ricochet, ni sur ses médias sociaux, ce qui laisse croire que sa responsabilité face à ce sujet ne mérite même pas une mention publique. Bref, le débat, en restant dans la zone grise du semi-public, démontre l’absence de reconnaissance que les responsables de Ricochet accordent à la critique féministe. Pour briser le statu quo, on repassera.
L’étiquette ne fait pas la pratique
L’absence de déclaration publique démontre à la fois un refus de prendre acte, et un échec à assumer son orientation féministe dans la pratique. Il ne s’agit pas d’avoir quelques chroniqueuses féministes pour se garantir une réputation de média progressiste : ce serait pure instrumentalisation de ces femmes à la « parole forte » – les gestes doivent être cohérents avec l’étiquette. Les chroniqueuses féministes ne garantissent pas à Ricochet l’appui de la communauté féministe. De plus, la décision de garder Jean Barbe dans l’équipe de Ricochet s’est faite au détriment des malaises que pourraient ressentir certaines collaboratrices féministes, actuelles et futures, au sein du média.
Nous croyons en la réhabilitation, mais celle-ci doit d’abord passer par la reconnaissance de ses actes, ce que Jean Barbe n’a pas encore fait depuis 2008. Au-delà de la décision de Ricochet de le garder comme chroniqueur, Barbe a-t-il admis ses responsabilités quant au harcèlement et au racisme qu’il a manifestés par le passé, s’est-il engagé à ne plus reproduire ces comportements? Une réponse claire de Ricochet aurait été plus que nécessaire. Il ne suffit pas de rejeter la catégorie d’« organisation politique » pour se déresponsabiliser de certains aspects profondément politiques qui concernent le racisme et le féminisme. D’autant plus lorsqu’on sait que ce média indépendant est issu de l’expérience de ses fondateurs et ses fondatrices au sein des mouvements sociaux. Briser le statu quo devrait se concrétiser dans la pratique d’une transparence plus importante que celle dont Ricochet a fait preuve jusqu’à présent. Un média qui se présente comme étant progressiste devrait démontrer une certaine redevabilité envers la communauté à qui il s’adresse, particulièrement lorsque des préoccupations sont exprimées par celle-ci.
Ricochet peut et doit faire mieux.
Cosignataires :
Annabelle Berthiaume
Fannie Boisvert
Émilie Breton-Côté
Joany Brochu
Marie-Anne Casselot
Marie-Soleil Chrétien
Florie D. Kemp
Angéline Desaulniers
Stéphanie Dufresne
Laurence-Gabrielle Geoffrion
Laura Kneale
Camille Marcoux-Berthiaume
Virginie Mikaelian
Florianne Philippe-Beauchamp
Jeanne Reynolds
Camille Robert
Justine Rouse-Lamarre
Sophie Séguin
Tanya St-Jean
Nancy Yank
Collectif féminismes et droit UQÀM
Les Hyènes en jupons (collectif)
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[1] http://hyenesenjupons.com/2014/11/03/ricochet-sur-jean-barbe/
[2] Idem
[3] Durant la campagne de financement de Ricochet, une dénonciation d’Ethan Cox a aussi fait surface. Certaines futures collaboratrices de Ricochet ont alors décidé de quitter en solidarité avec la femme qui l’a dénoncé, mais cette démarche est passée inaperçue et le média n’a jamais émis de communication à ce sujet.
[4] «But I believe firmly that if we turn a blind eye to injustice within our own institutions, then we make a mockery of our struggles for justice everywhere.» http://rabble.ca/babble/rabble-reactions/ethan-cox-letter
[5] https://jesuisfeministe.com/?p=8134
[6] https://jesuisfeministe.com/?page_id=2
[7] https://www.facebook.com/notes/simon-jodoin/ciao-le-voir-quelques-pr%C3%A9cisions-et-r%C3%A9flexions/10152292556212826
henri bergson
C’est ironique de citer Cox, qui est lui même agresseur.
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Fanie
La dénonciation de Cox est mentionnée en note de bas de page.
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jean barbe
Puisque le silence n’est jamais une option, j’ai choisi de m’expliquer ici: http://jeanbarbe.com/
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Fannie B
Réponse à votre explication ici : http://hyenesenjupons.com/2014/12/13/aimer-point/
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Marc O. rainville
Jean Barbe au sujet de sa propre conjointe : »Je m’en fous de ses compétences, c’est son cul qui m’intéresse. » Propos faits à la plaignante et rapportés par elle sous serment.
– Décision rendue par le Tribunal canadien des droits de la personne dans GROUPE D’AIDE ET D’INFORMATION SUR LE HARCÈLEMENT SEXUEL AU TRAVAIL DE LA
PROVINCE DE QUÉBEC INC. et MIREILLE DES ROSIERS VS JEAN BARBE
Avertissement : On est dans une autre dimension, là.
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1pedestal
1parasitic
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