Politiques de non-mixité: du trollage et de l’éthique de trottoir

troll

 

Jeudi passé j’ai appris l’origine du mot troll. Comme dans « criss qu’y’é troll ». Jusque-là j’avais toujours pensé que l’expression faisait référence à une créature mythique laitte, caractérisée par un manque de sensibilité et de grâce sociale et par des maudits gros pieds écrasant tout sur leur passage – incluant les conversations potentiellement fructueuses.

Mais non : on m’a expliqué qu’en fait « troller » viendrait de l’expression de pêche ‘trôler’ qui, si j’ai bien compris, signifie laisser traîner une ligne pour attirer le poisson.

C’est efficace, je trouve, cette métaphore-là. Ça permet de qualifier un peu plus le sentiment de désarroi éprouvé face à un épisode de trollage. Une occurrence fréquente, particulièrement dans les discussions portant sur le féminisme, le sexisme, et/ou la non-mixité. Particulièrement dans le cadre du mouvement militant. Et, le monde étant ben petit par bouttes, particulièrement par une personne plus-ou-moins connue : un vieux copain, un compagnon de manifs, un beau-frère, un ami d’ami.

Le désarroi, finalement, de me sentir fish. Fish de mordre à l’hameçon, d’argumenter, comme si la personne à l’autre bout de l’écran était vraiment de bonne volonté et prête à apprécier le bien-fondé de mon point de vue (hint : non, dans l’écrasante majorité des cas.) De gaspiller une énergie précieuse jusqu’à l’épuisement, avec pour seul résultat d’être témoin d’un déploiement souvent blessant de bêtise et de petitesse bornée.

Me sentir fish, à l’inverse, de juste abandonner, même si c’est probablement la chose la plus sensée. De mordre à l’hameçon de l’univers et laisser s’éroder un petit peu plus ma foi en notre solidarité : t’as raison, monde de bouette, y’a toujours un twit pour réclamer ses privilèges à grands cris et pour reproduire résolument les structures et dynamiques qu’on essaie justement de démanteler. T’as gagné, ça sert à rien de s’obstiner.

Fish if you do, fish if you don’t.

Un printemps de manifs est une bonne saison pour les trolls, et les accusations déprimantes de « sexisme inversé » pleuvent sur les quelques événements non mixtes organisés contre les mesures d’austérité et autres horreurs du gouvernement Couillard. Un trollage qui nous fait verser beaucoup d’encre – et perdre beaucoup de temps et d’énergie – en ce moment.

Bien des féministes avant moi ont décrit l’effet démoralisant et immobilisant d’avoir à constamment expliquer (lire : justifier) la pertinence de leurs analyses et de leurs revendications, par exemple ici, et comment cette dynamique nourrit des mécanismes d’oppression patriarcale à l’intérieur des mouvements militants, comme dans ce texte-ci.

Mon but n’est pas de répéter ce qui a été dit éloquemment ailleurs, mais plutôt de réfléchir au commentaire d’une amie, suite à la lecture d’un déversement de trollage particulièrement spectaculaire :

« Aussi : je peux-tu savoir pourquoi ces dudes-là viennent jamais à des activités féministes mixtes quand l’occasion existe mais capotent aux 2-3 actions non mixtes par année? »

Cette réflexion-là m’a rappelé les critiques qu’on adresse souvent aux carrés verts et autres individus aussi peu fréquentables, friands d’injonctions et de services de sécurité. La fâcheuse habitude de ces gens-là d’accuser les associations étudiantes de porter atteinte à leurs droits, alors que la grande majorité n’ont jamais mis les pieds dans une AG ni participé à une quelconque instance démocratique.

Pour les carrés verts, les processus associatifs étudiants sont en temps normal un phénomène en marge, vaguement folklorique, mené par des pas-de-vie qui ont clairement beaucoup trop de temps à perdre. Centré(e)s sur leurs contextes individuels, ils et elles ne reconnaissent pas l’imbrication inextricable de leurs expériences en tant qu’étudiant-es dans des mouvements démocratiques plus larges, jusqu’à ce que ces mouvements les touchent de façon directe, par exemple lors d’une levée de cours.

La même logique s’applique dans le cas des militants (et parfois militantes) et futurs trolls qui, souvent de leur propre aveu, ne se sont jamais intéressé(e)s aux discours et revendications féministes. Jusqu’à ce que, encore une fois, l’effet direct s’en ressente. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cet effet ici n’est pas d’être privé d’une manif – comme le faisait remarquer mon amie, pour la plupart ces braves gens ne penseraient jamais à participer à un événement féministe mixte de toute façon. Ou alors ce serait pour le crasher et en changer l’orientation – comme ça s’est vu récemment.

L’enjeu, pour ceux qui sont heurtés d’être ainsi « exclus » d’un événement non mixte, est que cette exclusion représente un point de rupture puisqu’elle souligne une position particulière privilégiée par rapport à une structure d’oppression sociale. La réaction spontanée et violente d’un troll en devenir ne découle donc pas tant d’un désir frustré de participation que d’une atteinte à sa subjectivité de militant – de radical, de progressiste, d’égalitaire.

Ce n’est, finalement, que le bon vieux réflexe de crier « non, tais-toi, je suis pas cette personne-là. Je suis pas un agresseur, je suis pas un oppresseur. » Rien d’original ici : on a vu ce réflexe-là se déployer dans toute sa laideur durant le mouvement « Agression non dénoncée », comme la fois notoire où Foglia aurait donc dû rester couché.

Le besoin de non-mixité exprimé par celles qui partagent une expérience de vécu non-masculin cis remet effectivement en question un sentiment de vertu statique central à la subjectivité de beaucoup de militants (et de militantes). Il souligne les limites de leurs implications, leurs actions, leur solidarité. Cette solidarité des hommes, si elle représente un soutien moral bienvenu pour plusieurs militantes féministes, n’est pas centrale aux espaces et luttes non mixtes : elle n’y apporte rien, n’y éclaire rien, n’y change rien. Imposée, elle devient encombrante, limitante, oppressante. Parce que les lieux et revendications non mixtes ne sont justement pas fondés sur les apports et le soutien des camarades masculins.

Et, évidemment, le besoin de non-mixité rappelle douloureusement aux hommes militants leurs participations dans les structures sexistes qui sous-tendent notre univers social, du seul fait d’être positionnés de façon à bénéficier de ce déséquilibre de pouvoir au quotidien.

Les internettes fourmillent de billets de blogues féministes suggérant aux hommes des façons d’être de bons alliés dans les luttes contre le sexisme (par exemple ici). On oublie souvent par contre l’importance de juste accepter : accepter que l’odieux du patriarcat se rende jusqu’à soi, accepter de ternir sa subjectivité de vertu radicale. Parce que, finalement, on peut juste pas se rendre au point B avant d’accepter d’être au point A.

Un ami m’a déjà dit lors d’une pause d’un atelier non mixte : « J’aime pas ça ces ateliers-là parce que j’aime pas ça me ramasser juste avec les hommes, du côté des agresseurs – moi je suis votre allié. »

Lire : je ne veux pas être cette personne-là.

Je comprends, je comprends, et je suis désolée, sincèrement. Mais en ce moment t’as juste pas le choix.

On connait l’analogie classique de la femme qui marche seule sur un trottoir, un homme inconnu à quelques pas derrière. La femme a peur.

L’homme n’est résolument pas un agresseur, un violeur, un maniaque – c’est une subjectivité dont il se défendra de toutes ses forces. D’ailleurs, n’étant pas cette personne, il n’y a aucune raison pour que la femme ait peur, ni aucune raison pour accommoder cette peur, qui est insultante en fait, pour qui on me prend? Je ne suis pas cette personne-là.

On connaît l’analyse : la réaction de cet homme-là perpétue le contrôle sexiste des corps et des libertés des femmes, en privilégiant un affront ponctuel perçu à sa conception de soi plutôt que la peur de la femme devant lui, découlant elle d’un vécu quotidien d’oppression, de micro-agressions et de violence sociale.

L’homme devrait juste changer de trottoir sans demander son reste – on s’entend pas mal tous et toutes là-dessus.

Mais, au-delà de ça, c’est aussi crucial de se rendre compte que cette réaction-là – celle du dude sur le trottoir, comme celle des trolls – fait fausse route et, égarée, se trompe de coupable et de cible. Parce que finalement, ce ne sont ni les féministes revendiquant des espaces et des actions non mixtes ni une femme qui a peur dans la rue, qui portent atteinte à la subjectivité d’un homme et d’un militant.

La déshumanisation est un mécanisme et un effet du patriarcat, qui te transforme en agresseur et moi en victime. Tu vis le patriarcat et tu le portes – comme moi. On pleurera de cette violence-là ensemble si tu veux – peut-être même que de notre solidarité naîtra quelque chose d’assez fort pour apaiser un peu nos peurs et nos blessures.

Mais là, maintenant, c’est pas le moment. Pour l’heure tu ne peux rien faire d’autre que de ressentir ta peine – et de changer de trottoir.

3 Comments

  • chester denis
    9 avril 2015

    J’ai pas tout compris. Entre le titre et le texte, le fil plusieurs fois se casse puis est renoué. Ma réaction, maintenant : en fait, je surfe sur des blogs féministes pour apprendre, pour être pris, mais aussi pour faire connaître mon blog à des hommes… et avoir leur appui (je fais ce fishing). S’il y a bien des hommes anonymes qui le visitent sans doute (joie des statistiques), seuls des femmes se sont abonnées ! Cela conforte mon égo, mais ce n’était pas la cible ! Pourquoi les hommes ‘pro-féminisme’ restent-ils collés aux militantes féministes, au point de se plaindre de la non-mixité ? Pourquoi n’imaginent-ils pas de se changer la mentalité en parlant aussi entre hommes comme groupe de pionniers ? Ils ont fait le premier pas (et quelques autres sans doute) mais n’imaginent pas de faire un travail systématique sur soi, en commun. Où se niche leur REFUS de s’engager ?

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  • Peter Bu
    18 avril 2015

    Je trouve étrange que vous ayez besoin de justifier votre décision de lutter parfois pour vos droits seules, sans aucune participation masculine. Cela me semble normal. L’égalité et la liberté ne se distribuent pas. Pour pénetrer jusqu’aux profondeurs des êtres elles doivent être conquises.

    Par association d’idées je pourrais me demander pourquoi les hommes devraient-ils être féministes. On peut défendre les droits des femmes sans se prétendre « féministe ». On peut bien défendre les les Roms sans être Rom, les prolétaires sans en être un, les Kurdes tout en étant Français, etc.

    Les femmes et les hommes vivant ensemble, nous avons tous intérêt à agir – de concert ou séparémment – en faveur d’une « cohabitation » harmonieuse. Cela n’implique pas l’abandon de son individualité.

    L’article de Laurence est une réflexion sur les luttes féministes et il est aussi un témoignage de la perception de monde par son auteure. Ses deux facettes m’intéressent.

    Toutefois, je tique sur l’affirmation suivant laquelle tout homme, par le fait d’être homme, est coresponsable de l’oppression patriarcale. Cela me rappelle trop les pays de l’Europe centrale et orientale des années 1950 (période totalitaire la plus dure) où les communistes aimaient scander: « Qui n’est pas avec nous est contre nous. »

    En vous basant sur votre expérience vous exprimez votre vision de la société. C’est votre droit. Cela ne m’engage en rien et ne me gêne pas. Mais le monde n’est pas blanc ou noir, heureusement, il a bien plus de couleurs. Les généralisations de ce genre ne résolvent rien, bien au contraire, elles mènent à des impasses. Il vaut miex ne pas en abuser.

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