Je ne suis pas Marie-Madeleine
C’est toujours l’histoire d’un jour où on se réveille. Tout d’un coup, « être femme » prend un sens politique. Pour chacune de nous, c’est une claque différente qui nous en fait prendre conscience : pour certaines c’est quand les hommes dans leur vie ne comprennent pas pourquoi on a peur la nuit — les frères, copains, amis abasourdis. Pour d’autres c’est à la découverte de la maternité ou en entrant dans une vie de couple et en découvrant les injonctions faites aux femmes.
Pour moi, être Femme, j’ai compris ça quand j’ai commencé à me prostituer.
On va s’entendre sur un point : j’étais féministe depuis longtemps. Le féminisme, ça me coule dans les veines depuis que je suis jeune. « Trop grosse », « pas assez féminine », « pas assez belle » — je n’ai jamais été une petite fille adorable, ou mignonne ; toutes mes tentatives de me conformer d’une façon ou d’une autre, de devenir une femme fatale, une belle femme, une femme, simplement, n’ont finalement créés en moi qu’une angoisse existentielle et une incompréhension chronique de pourquoi j’échouais si lamentablement à l’examen de la féminité.
Un jour, donc, le besoin d’argent m’a amené à postuler dans une agence d’Hochelaga. Je ne me souviens pas vraiment de mon premier client, ni de mon dernier. Ils ont été et sont pour moi une façon de survivre dans un monde qui m’exige de payer plusieurs centaines de dollars par mois pour exister. Ça n’est pas d’eux que je veux vous parler.
Je veux vous parler de la première fois où j’ai réalisé qu’il y avait une différence entre moi, femme, et les autres femmes. Le moment où mon identité était en jeu, j’ai compris ce que c’était « être femme ». De m’incarner dans cet idéal de la putain. Devoir me confronter à la sainte-trinité de la femme que ma génération réussissait enfin à déconstruire, vandaliser en criant fort « NON, nous ne serons ni mères, ni épouses et encore moins putains ! »
Vendre mon travail sexuel plutôt que de le donner a créé un malaise immense dans la majorité de mes relations, à l’époque mais encore aujourd’hui. Entre celles qui idéalisent mon travail et me demandent d’en parler sans arrêt et celles qui me victimisent et me jugent, j’ai souvent l’impression d’être trop fade, trop ordinaire. Je me retrouve, comme dans mon enfance à me demander anxieusement s’il n’y a pas un truc que je n’ai pas compris. Ce sentiment a fini par me suivre dans les trois dernières années, à ce point que je me demande si je suis bien une pute ? C’est quoi être une vraie pute ? Je suis peut-être une fausse pute ?
Faire la pute, justement, ça m’a obligée à réfléchir à mon corps, à ma sexualité. Ça m’a fait penser sur mon genre, sur l’argent, et les liens entre toutes ces réalités au cours d’un genre de sprint de découverte de soi dont je suis sortie épuisée, entre autres parce que peu importe ce que je disais, on ramenait tout au fait que j’échange de l’argent contre des services sexuels. De la hausse des frais de scolarité en passant par l’austérité ou l’écologie, les gens m’imaginent dans des positions politiques sans souci du consentement. Comme si toutes les putes étaient une seule et même personne.
J’ai fini par en venir à la conclusion que l’archétype de la putain était identitaire. On n’est pas pute parce qu’on vend des services sexuels, on devient pute quand on le dit. Échanger du sexe contre un toit, de la reconnaissance sociale, c’est dans le modèle standard, hétéro-normatif d’une relation. Le clash identitaire apparaît quand on n’est pas désolée de s’être vendue pour de l’argent. Lorsqu’on sait pertinemment au fond de nous que c’était nécessaire, qu’on ne pouvait pas faire autrement, qu’on était rendue là dans notre vie et qu’il ne sert à rien de s’excuser.
À la veille du 17 décembre, journée internationale contre la violence faite aux travailleuses du sexe, je me questionne sur c’est quoi être pute.
Je me questionne sur ma résilience, mes symboles, je me questionne sur mon corps, qui a subi l’érosion de trois ans de travail sexuel. Je me demande en quoi je crois.
Je me questionne pour mieux m’armer, pour mieux me préparer. Je me questionne pour mieux survivre à cette guerre qu’est être femme, sans en douter.
J’en profite surtout aussi pour allumer une chandelle pour toutes les femmes qui sont mortes parce qu’elles étaient femmes. Pour toutes les putes qui sont mortes parce qu’elles étaient putes. J’allume une chandelle pour leur souvenir mais aussi parce que je souhaite devenir exactement ce genre de femme que Marc Lépine détestait. Je souhaite devenir exactement le genre de pute qu’on veut bannir, abolir. Qu’on tue.
Je vous souhaite une belle journée internationale contre la violence faite aux travailleuses du sexe.
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