Le désir cannibale de Marie Uguay

Marie Uguay est une poète québécoise tristement connue pour être décédée à 26 ans d’un cancer des os. On a pu l’entendre à la Nuit de la poésie en 1980 et la voir dans le documentaire Marie Uguay réalisé par Jean-Claude Labrecque à l’ONF en 1982. Avec trois livres de poésie et un journal poétique, elle laisse une œuvre puissante qui résonne encore aujourd’hui malgré son départ prématuré. Son journal d’écrivaine publié posthume réfléchit à la spécificité de la poésie et prend des positions féministes assumées. Marie Uguay remet en question la monogamie, le mariage et l’hétérosexualité obligatoire. Son désir féminin s’étend aux êtres et aux choses. Plus grand que nature, j’ose dire que c’est un désir cannibale qui envahit quiconque s’en approche.

« Derrière une vitre quelqu’un sourit avec précaution
À midi le printemps est plus sonore qu’un geai
Et l’amour sort en blouse blanche
Toute la rue est un écroulement d’azur
Nous n’avons pas d’histoire et “il fait beau comme jamais”1 »

Amoureuse en secret, Marie Uguay imagine des relations intimes et les fait vivre dans son écriture. L’amour se développe dans la projection de l’autre et dans le pouvoir de l’imaginaire. Jusqu’à sa mort, elle conçoit des possibles et étire le désir dans ses derniers retranchements. Telle une guérillère de l’amour, elle n’abandonne jamais et fait exploser l’indifférence généralisée. Malgré son cancer, les traitements, l’amputation d’une jambe, elle poursuit sa quête poétique et fait preuve d’une force digne d’une super-héroïne. Il est rare que l’on voie des modèles féminins aussi déterminés à survivre que Marie Uguay. Elle n’a pas besoin d’un homme ou d’être sauvée, elle se sauve elle-même par son écriture. Autant dans sa poésie que dans son journal, le désir n’est pas un, mais deux, trois, infini. Marie Uguay nous lègue une vision polygame du désir.

« C’est une nuit blanche de statues

Nos corps se sont fixés comme des arbres
sous la menace des givres

Nous mesurons les ruines de la ville
le mépris et les pas pressés des promeneurs
nous séparant du plaisir
nous séparant de notre propre regard

Nous sommes les belles sculptures
les reliefs anonymes de la frileuse pâleur du béton et du marbre 2 »

Ce nous de Marie Uguay englobe tout. Nous devenons des arbres et des statues en lisant ces vers. C’est un nous qui s’inscrit dans la pérennité. S’il y a bien un nous, il y a aussi un vous, les autres. Dans ce poème en particulier, ce sont les marcheurs qui jouent ce rôle en continuation avec la propre marche de Marie Uguay. Le regard de la poète scrute tout, imagine tout, mais cela se fait sans amertume. Le désir cannibale ne force jamais les choses, il existe dans la co-construction. Manger l’autre pour devenir l’autre, faire partie d’un tout collectif. Marie Uguay nous invite à participer à sa/la poésie, à devenir des poèmes nous-mêmes, à voir avec des yeux neufs le fil ténu du désir. Comme dans les romans de Zola ou les peintures de Cézanne dont elle cite abondamment les fruits, la nature chez Marie Uguay nous donne cette impression d’hyperréalité, de mouvements à l’intérieur de la vie. La nature est active, présente dans la ville et dans l’identité des êtres qui la peuplent.

« Devant l’océan
ici sans aucune empreinte
l’océan m’a laissée
et toi tu attises ton visage de toutes les saveurs
et t’offres entre les paumes affriolantes de certains éclairages

Passion des antres-nuit
Âpre témérité des flots

Il fait un temps de fatigue heureuse
et de brise singulière
un temps accompli d’attisement et d’étrangeté
mené par tes yeux

Dans les battures anticipées où tu te lies à moi
je te songe
Parfois je suis le graveur ivre de ton corps
parfois le scribe de tes désirs

Du même amour
je me sens tantôt l’homme
et tantôt la femme 3 »

Ce désir n’est pas seulement féminin, il est aussi masculin, se mélange entre les deux, subvertit les stéréotypes des genres sexués. La voix narrative chez Marie Uguay ne correspond pas au modèle patriarcal de la femme passive et pure. Elle écrit un désir qui se prend en main et trouve sa propre voix dans les poèmes. C’est un désir indépendant, autonome et féministe. L’écriture de l’intime ne se confine pas à la chambre à soi, mais sort dans les rues de Montréal, s’imagine à Sherbrooke, vivre mille vies, mille aventures, s’épanouir dans l’ailleurs. Pas de male gaze, mais une vision du monde singulière qui part de sa subjectivité féminine. Il y a toujours ce sentiment de presque fin du monde, comme si ce désir féminin était en danger, sur le bord de s’éteindre. Les cancers et autres tortures autofictionnelles qui habitent les poèmes servent de trames de fond à un désir qui naît et renaît sans cesse. Face aux souffrances du monde, comment survivre si ce n’est par la force du désir?

La poésie de Marie Uguay me fascine depuis de nombreuses années. C’est une poésie du désir qui offre à voir un regard féminin inédit sur le monde. Ce désir mange tout, mais d’une manière étrangement positive qui pousse à vivre pleinement chaque expérience, rencontre et événement. Un peu comme l’art du haïku, il s’agit de capturer l’instant présent et d’en savourer toutes les facettes. La poésie de Marie Uguay est un appel au changement, à la puissance d’un désir consentant et bienveillant sur le monde qui nous entoure.


1 Uguay, Marie. (2005). Poèmes. Montréal : Boréal compact, 2005, p. 50.

2 Ibid, p. 65.

3 Ibid, p. 66.

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