Qu’en est-il du plaisir sexuel des femmes hétéros?
Faire semblant
Pendant longtemps, j’ai fait semblant d’aimer le sexe[1]. J’avais compris que je devais aimer ça pour plaire aux gars. Et plaire aux gars, c’était l’essentiel. Quand j’y repense, il s’agissait plutôt d’aimer un certain genre de sexe : celui qui nous est vendu partout, celui de la pornographie conçue par et pour les hommes, obéissant au « principe du cumshot[2]». Plus jeune, je répétais donc machinalement les gestes associés à ce que je croyais être mon rôle. Je perfectionnais mes techniques de fellation grâce à de savants articles publiés dans des magazines féminins et j’apprenais en détail ce que je devais faire pour susciter le désir d’un homme et l’entretenir comme une petite chose précieuse. Mais à peu près jamais je ne me souciais de ce dont, moi, j’avais envie. Je me souviens de cette sensation oppressante qui m’a accompagnée durant des années : mon corps tendu, mon sexe crispé – car j’avais entendu quelque part que je devais resserrer les parois de mon vagin pour amplifier leur plaisir. Quelle délivrance je ressentais quand le gars, enfin, éjaculait! C’était terminé.
À en croire ces mêmes magazines féminins, la rencontre sexuelle était censée être une expérience quasi mystique, où nous nous abandonnions à la plus folle des ivresses. Je n’y comprenais rien. Pour moi, le sexe était une performance angoissante où je devenais hyperconsciente du plaisir que l’autre prenait ou ne prenait pas. De l’adolescence jusqu’à la mi-vingtaine, mon unique préoccupation a donc été la jouissance des hommes. Être à l’écoute de mon corps et me sentir bien me paraissait négligeable. Qu’ils jouissent, voilà ce qui était capital.
Une sexualité méconnue
S’il m’a fallu tout ce temps pour me dire que quelque chose clochait, c’est essentiellement parce que les relations hétérosexuelles sont conditionnées par des clichés puissants et que le désir des femmes hétéros se conforme tant bien que mal à des scripts sexuels dominants, centrés sur les hommes. « Les schèmes sociaux du désir et de la sexualité étant façonnés par l’idéologie patriarcale, c’est aux hommes qu’est attribuée la place du sujet actif du désir, tandis qu’aux femmes revient la position d’objet passif.[3] » Jadis, ma situation ne me révoltait pas, car il m’apparaissait naturel de ne pas être un sujet désirant : mon désir se modelait sur celui des hommes, j’assimilais leurs envies et les faisais miennes. J’avais beau ne pas être à l’aise, jamais alors il ne me serait venu en tête que les choses auraient pu être différentes de ce que j’avais toujours connu.
Que savais-je, au fond, de ce qui me plaisait? M’étais-je seulement déjà posé la question? Que savons-nous de ce qui fait mouiller et jouir les femmes? Nous répétons que le désir féminin est compliqué, que ce n’est pas simple, donner du plaisir à une femme. Est-ce vraiment que les femmes sont si compliquées? Ne serait-ce pas plutôt que nous ne faisons pas l’effort de nous intéresser à elles? « Selon un vaste sondage américain publié en 2009, les hommes avaient eu un orgasme durant leur dernier rapport sexuel dans une proportion de 91 % contre 64 % des femmes.[4] » Bien sûr, une relation sexuelle peut être agréable sans orgasme et ce dernier n’est pas le signe infaillible d’un rapport pleinement satisfaisant. Ces données sont toutefois un indicateur clair d’une disparité qui existe entre les hommes et les femmes quant à la jouissance. Nous pouvons supposer par ailleurs que, s’il est acceptable qu’il en soit ainsi, c’est parce que l’orgasme féminin continue d’être vu comme accessoire. Ça ne choque personne qu’une femme ne jouisse pas.
Comme l’affirme Lili Boisvert, « [l]a disparité orgasmique doit cesser d’être considérée comme une fatalité, notamment parce qu’elle est en bonne partie la conséquence de notre manière de concevoir ce qu’est fondamentalement une relation sexuelle, soit une pénétration vaginale.[5] » Quand nous nous renseignons sur les organes génitaux féminins, nous apprenons que le vagin « comporte en fait peu de terminaisons nerveuses, ces petits conduits qui captent les sensations[6] », contrairement à la vulve et au clitoris. Or, si les femmes ont bien souvent acheté l’idée que la fellation est un must, dans quelle mesure ces messieurs se montrent-ils désireux de se mettre le nez dans l’entrecuisse de ces dames? « Une étude publiée en 2016 dans le Canadian Journal of Human Sexuality [montrait] que, dans leur dernier rapport sexuel, 63 % des hommes avaient reçu une fellation, contre 44 % des femmes qui avaient reçu un cunnilingus.[7] » Pas étonnant, alors, que les femmes hétéros soient, selon de nombreuses recherches, celles qui jouissent le moins[8]. Vraisemblablement, si nos scénarios sexuels continuent de favoriser la pénétration vaginale comme pratique sexuelle, c’est parce que c’est un moyen efficace pour les hommes, surtout, d’atteindre l’orgasme. L’idée n’est pas, ici, de dénigrer le plaisir vaginal, mais plutôt d’insister sur le fait qu’une femme est loin d’être anormale si elle désire autre chose.
La question reste donc entière : que savons-nous de ce qui plaît aux femmes hétéros? Si nous sommes encore légion à méconnaître l’anatomie féminine, nous pouvons faire le pari que notre connaissance de leur sexualité, en général, est déficiente. Nous intéressons-nous, par exemple, à l’univers fantasmatique de ces femmes et aux rôles qu’elles se voient y incarner? Qu’apprendrions-nous si elles parlaient librement de leur désir, sans chercher d’abord à satisfaire celui des hommes? Et que se passerait-il si nous voulions les écouter?
[1] Notons que ce billet traitera des rapports sexuels de mon point de vue – limité – de femme cisgenre hétérosexuelle.
[2] « Dans le jargon pornographique, le cumshot, littéralement « plan d’éjaculation », survient au moment où la caméra saisit l’image de l’éjaculation de l’homme sur le corps ou sur le visage de la femme. Il s’agit du plan final, quand l’actrice reçoit le sperme sur elle. Cette image représente à merveille le principe à la base du rapport hétérosexuel typique : dans la conception dominante de la sexualité, le désir est un élan qui part de l’homme et qui aboutit sur la femme. C’est ça, le principe du cumshot. » (BOISVERT, LILI. Le principe du cumshot, VLB éditeur, Montréal, p. 18.)
[3] DUSSAULT FRENETTE, CATHERINE. « Désirer l’indésirable : la double transgression au féminin dans Le premier été d’Anne Percin », dans Isabelle BOISCLAIR et Catherine DUSSAULT FRENETTE, Femmes désirantes, Éditions du remue-ménage, Montréal, p. 125.
[4] Ces statistiques rapportées par Lili Boisvert dans Le principe du cumshot, p. 203, proviennent du rapport du National Survey of Sexual Health, publié en 2009, et cité par Mona Chalabi dans l’article « The Gender Orgasm Gap ».
[5] BOISVERT, LILI. op. cit., p. 220.
[6] Ibid., p. 208.
[7] Ibid., p. 205-206. L’auteure ajoute qu’« [e]n 2009, d’autres chercheurs avaient établi que lors d’une première relation sexuelle avec un nouveau partenaire, 55 % des hommes recevaient du sexe oral, contre seulement 19 % des femmes. » (p. 206)
[8] En février dernier, le quotidien The Independent dévoilait les conclusions de l’une de ces études : « Amongst women, lesbians orgasm most when sexually intimate, with 86 per cent reporting that they usually or always do. This is followed by bisexual women – a huge drop down at 66 per cent – and finally straight women at 65 per cent. It seems when a man is added into the mix, the likelihood of orgasm significantly decreases for women. » (Source : http://www.independent.co.uk/life-style/love-sex/heterosexual-women-orgasm-sex-less-other-demographics-lgbt-lesbian-gay-study-chapman-indiana-a7595181.html#gallery)
Kristine
J’ai adoré votre billet et m’y suis reconnue! J’aurais aimé en lire davantage sur votre expérience personnelle. Comment avez-vous fait ces constatations pour vous même? Comment avez vous amorcer le changement, de façon très concrète?
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Audrey Ducharme
Bonjour Kristine,
Merci pour votre commentaire : je suis contente de savoir que mon billet a su trouver un écho en vous. Je veux bien tenter de vous répondre, mais je vous le dis d’emblée : il se pourrait que ce soit une réponse partielle, car ce sont des questions qui mériteraient une longue discussion!
Si je n’ai pas voulu, dans ce texte, dire explicitement, par exemple, comment j’en suis venue à ces constatations ou encore comment j’ai fait pour initier un changement dans ma propre vie, c’est parce que je pense que chacune d’entre nous a un parcours qui lui appartient et je n’aurais pas voulu adopter la position d’une personne qui suggérerait connaître LA façon de se sortir de cette dynamique. Ce que je peux faire, par contre, puisque cela vous intéresse, c’est vous partager mon expérience en insistant sur le fait qu’il ne s’agit toutefois pas d’une formule magique et qu’il y a bien d’autres manières d’arriver à un changement. Comme on dit, tous les chemins mènent à Rome. 😉 Alors, voilà pour la mise en garde!
Je crois que ma prise de conscience s’est faite progressivement, mais que le point tournant a été le moment où j’ai rencontré mon partenaire actuel. Je me souviens très bien de notre première fois, où j’étais tellement, tellement angoissée parce que j’avais peur de vivre la même chose que ce que j’avais vécu auparavant (j’avais si peur que je n’arrêtais pas de repousser le moment), mais ça n’a pas été le cas. Parce qu’il se trouvait que lui aussi avait vécu son lot de relations sexuelles insatisfaisantes (lui, il appellerait ça « consommer des corps »), et que là, avec moi, il avait envie d’autre chose. Ça s’est donc adonné qu’on avait envie d’autre chose en même temps. Mais cet « autre chose » restait à inventer. Alors, on s’est beaucoup, beaucoup parlé (on continue de le faire) : de nos fantasmes très, très personnels, de nos traumatismes, de nos angoisses, des difficultés qu’on avait vécues, etc. Et tranquillement, on s’est construit un espace de liberté, juste à nous, un terrain de jeu, on pourrait dire, où on peut pas mal tout faire ensemble. Il suffit de s’en parler. Ce n’est pas toujours facile. On peut avoir honte de certains désirs, on peut craindre d’être jugés, on peut avoir peur de dire « Non, pas comme ça. J’suis pas vraiment bien. », mais y a pas d’autres moyens de bâtir une réelle intimité, je crois, qu’en osant se parler. On suppose tellement que le sexe devrait se faire « tout seul » parce que ce serait supposément « naturel ». Mais ce sont des foutaises. Vos désirs, ils vous appartiennent : nul autre, probablement, ne vit les choses de la même manière que vous. Et donc personne ne sait, non plus, ce qui pourrait vous plaire. C’est une belle richesse si on se permet d’aller voir, chez soi et chez l’autre, ce qui nous habite.
Voilà, donc, comment, de mon côté, j’ai initié un changement dans ma vie : avec un partenaire willing, qui n’avait pas (trop) peur de faire du sexe autrement, et en ne présumant pas qu’on devrait savoir comment faire les choses – autrement dit, en se parlant beaucoup (je me souviens qu’on se faisait jadis des « Antichambres », comme après les matchs de hockey à RDS, pour parler de ce qu’on avait vécu pendant notre rapport sexuel : c’était le fun, t’étais bien?, qu’est-ce qui ne marchait pas pour toi?) Depuis cette rencontre qui a décidément cruciale, j’ai aussi eu bon nombre de discussions avec des femmes qui m’ont parlé de leurs malaises et de leurs désirs et j’ai fait des lectures qui m’ont beaucoup apporté (je pense notamment à Virginie Despentes). Toutes ces expériences continuent de nourrir ma réflexion sur la sexualité. Ceci dit, je ne crois pas m’être débarrassée de tous mes vieux réflexes, mais je sais que je respire plus facilement maintenant.
Je vous souhaite de construire un bel espace de liberté, rien qu’à vous!
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Lionel
Le premier paragraphe de ce texte est douloureux à lire. Et la toute première phrase contient le mot-clé primordial pour moi… « faire semblant ». Je ne peux concevoir de sexualité satisfaisante lorsque tout repose sur un mensonge que l’on oppose à ses partenaires – et peut-être à soi-même.
J’ai toujours trouvé que bien se connaître était important. Ne pas céder à la peur d’affronter nos propres désirs.
J’ai eu la chance d’avoir toujours été dans la marge, socialement, donc j’ai pu construire ma propre sexualité sans trop d’interférences externes, à part celles (bienvenues) de mes partenaires. Je n’ai pas eu trop de mauvaise influence sociale/idéologique dont il m’aurait fallu m’affranchir. Tant mieux si tu as finalement trouvé ton chemin vers une vraie émancipation sexuelle. Ces deux derniers mots pourraient aussi s’appliquer à certains hommes cela dit, et je le dis sans nier que les problèmes à surmonter sont généralement plus grands pour les jeunes filles.
Est-ce que, à la base, c’était plus facile pour moi parce que je suis un homme? Peut-être. Mais je ne trouve pas que les statistiques sur l’orgasme soient informatives, par contre. D’autres études, par exemple, montrent que les orgasmes féminins sont bien plus puissants que ceux des hommes. Alors, certains pourraient tout aussi bien conclure que les femmes ont une sexualité plus satisfaisante que les hommes?
J’aimerais répondre en référence au « cumshot facial », et je ne peux pas le faire sans dévoiler un peu de ma sexualité – donc arrêtez de lire maintenant s’il y en a que cela gène. Premièrement, je suis d’accord que c’est bien trop omniprésent dans la pornographie (c’est une des nombreuses critiques qu’on peut faire sur la porno). Je n’ai aucune idée de à quel point je suis un cas spécial ou pas, mais en 30 ans de sexualité et un certain nombre de complices d’impliquées, jamais je n’ai fait ça ou ai eu envie de faire ça. Même sur le simple plan esthétique, c’est laid et turn-off à voir. Cela dit, honnêtement, je peux comprendre l’attrait que cela peut représenter pour certains et même certaines, car je vis des désirs à l’opposé: cela m’est arrivé plus d’une fois, de recevoir une « éjaculation » faciale (venant d’une femme) et d’en tirer beaucoup de plaisir. Alors, je ne jugerai pas les couples qui font ça dans l’autre direction. Dans le fond, peu importe de quel acte sexuel on parle, tous peuvent potentiellement donner du plaisir à l’un des deux partenaires ou (préférablement) les deux, même lorsqu’il y a un élément de « dégradation » qui y est associé; l’important est de ne pas l’imposer ni le faire pour se conformer à quoi que ce soit.
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