Aimer, militer

Le militantisme pour moi est avant tout une histoire d’amour. Bien avant que j’entre en contact avec des théories féministes, queer et trans, c’est l’amour des autres, l’empathie, la solidarité qui ont fait naître mon militantisme. Le cœur, ensuite la tête, bien que les deux ne forment qu’un tout. Comment pourrait-on militer à long terme sans que ça nous prenne profondément aux tripes? Je ne sais pas. Mon corps est traversé d’injustices et l’écriture devient un moyen de les dénoncer et d’avancer vers les autres. De chercher à comprendre, de crier et d’aimer en même temps.

 

J’ai eu la chance, le privilège, d’avoir des parents aimant, bien qu’iels ne soient pas parfait-e-s, comme n’importe quels parents. J’ai appris à aimer les singularités et à respecter ce que je ne comprenais pas. Il m’est arrivé et m’arrive encore de gaffer et de m’en excuser. Le.a militant.e parfait.e n’existe pas. Je pense qu’il faut faire preuve d’humilité, d’ouverture et accepter la critique d’autres personnes marginalisées qui vivent des réalités différentes que soi. Quand on connait moins un sujet ou qu’on n’est pas directement touché-e par un enjeu, il est souvent préférable de se taire et de laisser la parole à des personnes de première ligne.

 

Il est possible selon moi d’être très radical-e dans ses valeurs féministes tout en ayant un souci de pratiquer un certain care envers les gens en général, et plus particulièrement envers les autres militant-e-s opprimé-e-s. J’aime à dire que je milite pour une douceur radicale, c’est-à-dire que je m’oppose à tous les systèmes d’oppression et suis très critique des microagressions quotidiennes, mais je suis aussi une personne très douce qui passe beaucoup de temps à écouter les autres et à faire du travail du care (surtout avec des personnes trans et des personnes fragilisées). Peu importe notre personnalité, il me semble qu’un call out envers un-e militant-e qui vient de gaffer une fois n’a pas la même portée politique qu’un call out envers une personne reconnue pour ses comportements toxiques à répétition et qui continue ses agressions dans le déni.

 

Je préfère souvent parler en termes de privilèges et d’oppressions parce que cela m’apparaît plus juste pour aborder la complexité des rapports de pouvoirs qui nous traversent. Donc, au lieu de dire que toutes les personnes cis sont transphobes, je préfère dire que toutes les personnes cis possèdent le privilège cis (ce qui prend en compte le caractère structurel de la transphobie, ses aspects autant passifs qu’actifs). La transphobie, d’un point de vue étymologique, est un dégoût, une haine active et consciente envers les personnes trans. Je ne pense pas qu’on naisse transphobe, on le devient à cause d’un système de valeurs en place. Étant donné qu’on vit dans une société patriarcale et transphobe à la base, je ne suis pas certain.e que les comportements problématiques soient toujours conscients et assumés. Réfléchir en termes de privilèges, c’est mettre l’accent sur les rapports sociaux.

 

J’en appelle à la solidarité et à l’amour entre personnes opprimées. Le féminisme intersectionnel, c’est un peu ça, reconnaître que tout n’est pas noir et blanc, mais qu’on aura toujours un certain nombre de privilèges et d’oppressions par rapport à d’autres personnes. C’est très complexe. Audre Lorde disait subir des violences sexistes dans des groupes militants mixtes, des violences hétéronormatives dans des groupes pour femmes seulement, mais elle admettait aussi avoir elle-même des privilèges économiques par rapport à d’autres personnes. Je pense qu’il est possible de créer des coalitions plus larges et de combattre ensemble contre des injustices variées tout en restant ouvert-e à la critique et poursuivre son travail de déconstruction.

 

Les changements politiques et sociaux sont difficiles, exigent beaucoup de temps et de sacrifices. Quand on milite pour les droits des personnes opprimées, on ne passe pas de temps sur sa carrière ou sur son petit confort personnel. On se met en danger d’une certaine façon. On sort de son enveloppe personnelle pour rejoindre un corps social qui nous dépasse. Qui sait si on profitera vraiment des changements sociaux de notre vivant? Il faut beaucoup d’amour et d’espoir pour continuer à militer à long terme. Prendre soin de soi et respecter ses limites font aussi partie du militantisme. Je pense à tout ce travail invisible entre militant-e-s qui s’entraident quotidiennement. Le privé / personnel / individuel est résolument politique.

 

Judith Butler disait dans Défaire le genre que les personnes trans ont un extraordinaire désir de socialité, d’entrer en relation avec les gens, le monde, qui passe par des processus d’auto-nomination et un désir de reconnaissance. Les personnes trans sont pleines d’amour malgré les critiques radicales qu’iels peuvent formuler dans leurs discours politiques. Les féministes ont toutes selon moi un désir de vivre ensemble et de solidarité élargie à long terme. Quand on écrit des textes engagés qui sont diffusés dans l’espace public, c’est pour s’adresser à des gens qui ne pensent pas nécessairement comme nous, sinon on ne les publierait pas. C’est un premier pas vers l’autre, une perche pour initier des dialogues respectueux, contrairement aux discours haineux qui, en enlevant l’humanité des gens auxquels iels s’attaquent, rendent impossible une vraie communication. Pour se parler, il faut d’abord reconnaître l’humanité en l’autre.

 

Le militantisme est un acte profondément social et amoureux. Combinant ressentis et théories, il cherche à provoquer des dialogues, à ouvrir des débats sur les injustices et à rendre le monde meilleur. Aimer et militer ne sont jamais bien loin. On ne peut pas militer sans aimer les
humain-e-s comme on ne peut pas aimer sans rechercher l’égalité, le bien d’autrui. Il est paradoxal que le militantisme soit souvent associé à la haine et à l’intolérance dans le discours public alors qu’en vérité c’est tout le contraire. Et vous, comment a commencé votre militantisme?

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