Rémunération : la fin du dévouement ?

Ce texte a d’abord été publié sur le blogue Dissident.es

 

La lutte pour la rémunération des stages est, comme on le sait, une lutte féministe, en ce qu’elle concerne surtout des domaines de formation traditionnellement féminins, où les stages sont majoritairement non rémunérés mais, également, où le care fait partie intégrante de l’emploi[1]. On peut penser entre autres à l’enseignement, aux soins infirmiers, à l’éducation à l’enfance et au travail social, tous des emplois considérés comme de véritables vocations pour lesquelles on attend le don de soi. Cette observation n’est pas sans rappeler l’un des constats essentiels de Simone de Beauvoir  : les femmes sont traditionnellement et continuellement appelées à abdiquer leur liberté au profit d’autrui, c’est-à-dire à jouer des rôles de dévouement. La surreprésentation actuelle des femmes dans les domaines du care salarié et non rémunéré constitue un prolongement de ce constat.

 

Le dévouement et l’exploitation des femmes

 

Développée dans ses ouvrages Pyrrhus et Cinéas[2] et Le Deuxième sexe[3], l’idée du dévouement a été réfléchie par Simone de Beauvoir comme une critique de l’abdication de la liberté individuelle devant celle d’autrui, à partir du cas des femmes au début du vingtième siècle, qui ne pouvaient se permettre d’envisager une vie sans mari ni enfants. Beauvoir pense le dévouement comme un problème surtout propre aux femmes, puisqu’il leur est attribué comme vocation, comme caractéristique essentielle de leur « sexe ». Il se manifeste particulièrement dans les rôles d’épouse ou d’amoureuse, de ménagère et de mère, dont les comportements de soins, inculqués dès l’enfance, sont considérés comme une « vocation ». Les rôles traditionnellement attribués aux femmes les placent ainsi dans une position particulière d’effacement de leur individualité : elles se perdent dans la transcendance des autres, leur existence étant une série d’actions tendant vers ailleurs. Le dévouement se vit donc dans un rapport unilatéral, qui est peu profitable aux femmes.

 

En tant que philosophe existentialiste, Simone de Beauvoir considère que chacun.e peut et doit trouver un sens à son existence et que celui-ci n’existe pas a priori. Un dévouement impliquerait alors une subordination de sa propre existence aux projets d’autrui, une démission de sa liberté et un pur engagement dans l’immanence[4], une forme de déni consenti. Toutefois, prendre soin des autres ne constitue pas nécessairement une entrave à l’existence authentique : cette dernière est en réalité le produit d’un équilibre, d’une gestion de l’ambiguïté qu’impliquent transcendance et immanence. Cette tension se fait davantage sentir chez les femmes qui, entraînées dans le don de soi, étouffent leur capacité à agir sur leurs propres projets. Mais en se donnant ainsi à autrui et en se subordonnant aux autres, les femmes manqueraient la possibilité d’une existence authentique. Cet équilibre ne peut donc être possible tant que les hommes ne prendront pas leur part de responsabilité dans la prise de soins des autres en consentant à leur propre immanence et tant que les femmes n’auront pas accès aux conditions nécessaires à la réalisation de leur transcendance.

 

La surreprésentation féminine chez les stagiaires non rémunéré.e.s dans les secteurs publics et communautaires sous-financés témoigne de cette exigence de dévouement. Elle découle du sentiment qu’un travail de soins à autrui ne mérite pas nécessairement salaire; que certaines personnes le feraient d’emblée gratuitement et, effectivement, beaucoup de stagiaires sont d’accord pour dire que ce qu’elles font est «normal », qu’il est tout «naturel » qu’elles ne soient pas payées. La culture des milieux de travail traditionnellement féminins valorise d’ailleurs généralement le don de soi (ne pas «compter ses heures », faire des «doubles », prendre beaucoup de remplacements, faire du bénévolat en plus…), ce qui illustre la persistance d’un dévouement féminin attendu et normalisé.

 

Du don de soi au travail salarié

 

Bien que Beauvoir ait peu exploré la question des femmes sur le marché du travail, réalité marginale à l’époque du Deuxième sexe, le mythe du dévouement féminin, par-delà les rôles familiaux, est si ancré dans l’éducation, entre autres par les représentations sociales de la féminité et les rôles dans la famille, qu’il s’est propagé dans la majorité des occupations des femmes, influençant leurs choix et conditions d’études. Dans les années 1970, Colette Guillaumin a abordé la question du mariage comme contrat de travail et a étendu le constat de Beauvoir au sujet du dévouement au travail salarié. Elle avançait donc une piste de réflexion intéressante pour comprendre la non rémunération des stages dans les domaines traditionnellement féminins, à savoir que le travail du care est non seulement moins payé : en fait il ne l’est jamais lorsqu’il est soumis au rapport patriarcal. Bien que les femmes occidentales ne soient plus exclusivement confinées à l’espace restreint du domicile – quoiqu’elles le soient encore en partie – l’existence authentique ne leur est pas pour autant aussi accessible qu’aux hommes : les femmes demeurent dans un rapport inégal vis-à-vis d’eux quant à la poursuite de leurs propres projets. Ce constat, combiné à celui fait par Beauvoir, est à remettre en perspective avec les difficultés actuelles vécues par les femmes en stage. Pour un même nombre d’heures en stage, une étudiante en travail social aura moins de temps pour entreprendre un projet personnel, en raison des heures non salariées au service d’autrui.

 

Donc, si nous acceptons le lien entre rôles traditionnels et surreprésentation féminine dans le travail du care salarié et que nous acceptons aussi les considérations de Beauvoir quant au problème du dévouement, on conclut qu’une très grande proportion de femmes continue à abdiquer leur liberté en se mettant au service de celle d’autrui jusque dans leur travail salarié. Encore trop de femmes demeurent dans l’immanence et sont des instruments de la réalisation d’autrui plutôt que des sujets de la leur, alors que les attentes du don de soi sont généralement différentes envers les hommes dans leur emploi. Bien que la professionnalisation du travail du care ait souvent été perçue comme une possibilité pour les femmes d’acquérir davantage d’autonomie ou de se libérer d’une charge associée à leur rôle traditionnel de dévouement, il n’en demeure pas moins que ce sont encore majoritairement les femmes qui prennent soin des autres. Un ensemble de stéréotypes de genre, présupposant et légitimant une hiérarchisation entre les rôles dits masculins et féminins, demeure répandu et favorise l’exploitation du travail des femmes[5]. L’intégration progressive du travail traditionnellement féminin dans le marché de l’emploi n’a pas impliqué une répartition égale des tâches du care hors salariat et a donc mené à de nouvelles formes d’inégalités, et ce, à l’échelle mondiale[6]. C’est ainsi que les femmes qui prennent soin des autres dans le cadre de leur emploi, dont les stagiaires, font face à une double charge quant au care : l’une personnelle (famille, relations intimes); l’autre professionnelle. Encore aujourd’hui, les femmes occupent davantage d’emplois à temps partiel et travaillent davantage dans des conditions précaires que les hommes, notamment en raison de responsabilités familiales inégalement réparties en ce qui a trait au genre[7]. La faible reconnaissance concrète des femmes comme « agentes de dévouement » se perpétue donc dans les emplois de care qu’elles occupent. Tout se passe alors comme si les emplois impliquant des tâches et des compétences dites « essentiellement féminines » demeurent dans un état de dévalorisation tel qu’il paraît relativement normal de leur attribuer un faible salaire et des conditions de travail peu avantageuses.

 

La fin du sacrifice

 

La non-considération et la non-reconnaissance du travail des stagiaires qui œuvrent dans ces domaines féminins participent à cette logique de fond. Le fait que les institutions étatiques ou privées n’accordent une rémunération que pour des stages complétés dans un domaine traditionnellement masculin, que ce soit intentionnel ou non, est un exemple flagrant de cette attente de dévouement, de sacrifice. Une triple attente pèse ainsi sur les stagiaires non rémunérées : un dévouement d’ordre bénévole comme étudiante, d’ordre professionnel comme travailleuse, et d’ordre personnel comme amie, amoureuse, proche-aidante, etc. N’est-il pas injuste que les femmes qui œuvrent dans le travail du care salarié soient perdantes dès le début de leur parcours professionnel ? Pourquoi leur travail en stage est-il perçu comme du «bénévolat» nécessaire à l’obtention d’un diplôme, qui mènera à un emploi qui leur demandera encore une large part de don de soi, rémunéré ou non? Exiger que le travail traditionnellement féminin soit reconnu et rémunéré permet de couper court à la corrélation directe entre les attentes de dévouement et la faible reconnaissance du travail de care ; cela passera notamment par la rémunération de tous les stages, un pas de plus vers l’accès pour les femmes aux conditions nécessaires à une existence authentique.

 

Par Véronique Cloutier et Camille Tremblay-Fournier

 

[1] On entend ici par care les pratiques sociales de sollicitude, de  soin qui  tendent vers l’autre. Elles témoignent d’un souci, d’une prise en charge émotionnelle, physique, matérielle, financière, etc.

[2] Simone de Beauvoir, « Pyrrhus et Cinéas » dans Pour une morale de l’ambiguïté, Paris, Gallimard (Folio), 1944, p.199-316.

[3] Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe tome II, Paris, Gallimard (Folio), 1949, 654 p.

[4] L’immanence, qui se comprend par opposition à la transcendance, implique de se projeter dans le monde, d’être activité, liberté, sujet de son existence, de faire le monde sien, de se dépasser dans un mouvement du devenir; ce qui est le propre de l’existence humaine pour Beauvoir. L’immanence implique plutôt de se faire objet, d’être passivité, répétition, immobilité tranquille et produit du monde plutôt qu’agent.e qui le modèle.

[5] Voir les travaux du Conseil économique, social et environnemental de la France à ce sujet, p.22-23. (Patrick Liébus et le Conseil économique, social et environnemental, Agir pour la mixité des métiers, Journal officiel de la République française, 2014).

[6] Silvia Federici, Reproduction et lutte féministe dans la nouvelle division internationale du travail, Période : http://revueperiode.net/reproduction-et-lutte-feministe-dans-la-nouvelle-division-internationale-du-travail/ .

[7] Melissa Moyser, Les femmes et le travail rémunéré, Statistique Canada, 2017 [en ligne]. http://www.statcan.gc.ca/pub/89-503-x/2015001/article/14694-fra.htm ; Organisation internationale du travail, Les femmes au travail : Tendances 2016 (Résumé analytique), Genève, Bureau international du Travail, 2016, p.5.

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