Suède vs Québec : enjeux socioéconomiques de l’éducation non-genrée
L’éducation non-genrée institutionnalisée est assez récente et ne se retrouve que dans un nombre limité de nations, notamment les pays scandinaves comme la Suède. Alors qu’au Québec, les cours d’éducation sexuelle ont à peine fait leur arrivée dans les écoles (2018), il est pertinent de se questionner sur le modèle des pays considérés comme les plus progressistes et d’essayer de déceler les mesures adaptables, mais surtout les freins qui se mettent en travers de ces adaptations.[1]
Ces adaptations sont assez simples; elles se fondent avant tout sur une remise en question des modes d’éducation « traditionnels », d’abord par le gouvernement, puis à l’échelle citoyenne, par le corps professoral et les parents. Nous retrouvons ici ce qu’on pourrait appeler communément une « bonne volonté » qui contraste grandement avec l’inertie systémique et quotidienne que l’on semble retrouver au Québec.
Alors qu’en Suède, « les amendements de 1998 à la loi sur l’éducation demandaient aux écoles d’appliquer des directives éducatives en faveur de l’égalité des sexes » (Richard, 2018), nous ne trouvons aucune mesure de ce genre au Québec, littéralement vingt ans plus tard. Les mesures contre la discrimination et l’intimidation dans les écoles comme la Loi 56– où sont mêlées de manière assez indistincte l’orientation sexuelle et l’expression de genre – sont ce qui s’en rapproche le plus. Cela dit, en plus d’être assez vagues, elles sont adressées aux adolescent.e.s en majorité – et non pas aux tou.te.s-petit.e.s alors que la construction identitaire se forme dès le plus jeune âge. Enfin, elles visent la réparation de pots cassés face à des drames déjà survenus – suicides d’adolescents homosexuels ou à l’identité de genre non-normative – plutôt que la prévention en profondeur par une déconstruction des racines mêmes de l’intimidation. Là-dessus, le Québec est définitivement très en retard.
La capacité du corps enseignant et des parents à remettre en question leurs automatismes est aussi largement plus développée dans les pays nordiques européens. Nous voyons, par exemple, que « les enseignants de Nicolaigarden ont filmé leurs interactions avec leurs élèves de six ans [et] se sont rapidement aperçus qu’ils se comportaient différemment avec les garçons et avec les filles » (Richard, 2018). Ils ont donc adapté leurs comportements en fonction de même que l’école a modifié ses offres de services : « tous les élèves ont un accès équivalent à une même variété de jeux, de jouets et de costumes, dans un même espace. Les livres de la bibliothèque présentent la même proportion de héros que d’héroïnes « fortes » » (Ibid.). De plus, les écoles tâchent au mieux de mettre en place l’emploi d’un pronom neutre. Quant aux parents, iels sont nombreux à explorer l’éducation non-genrée de leurs enfants à la maison : iels excluent entièrement la notion de genre de leur vie, le tout en se basant sur l’observation selon laquelle « les enfants se développent en tant qu’individu unique et non en tant que garçon ou fille » (Mercier, 2011). Iels ont également à leur disposition de nombreux guides, comme Ge ditt barn 100 möjligheter istället för 2 de Kristina Henkel (Donnez à votre enfant 100 possibilités plutôt que 2).
Si on peut noter que de nombreux livres de ce style sont rendus disponibles au Québec (pensons à la bibliographie d’Elise Gravel, avec notamment Tu peux), il faut aussi observer qu’ils ne sont pas ou peu au programme dans les écoles et sont surtout mis de l’avant par des librairies féministes. De même, l’emploi d’un langage inclusif en français reste limité à une petite proportion de la population. La remise en question des automatismes des enseignant.e.s au niveau maternel et primaire, par exemple, est très faible, sinon nulle : un « petit garçon » sera invité à retourner jouer après s’être fait mal en tombant, une « petite fille » sera réconfortée. Il en va de même pour les automatismes des parent.e.s. Outre le fait qu’il n’existe pas de loi à ce sujet, la justification que l’on entend le plus fréquemment se résume à une trop grande complexification du quotidien ( « Il faudrait commencer à réfléchir à tout ce qu’on dit et fait, on n’a pas le temps » ou « On ne peut pas se permettre ça, on a déjà trop de choses auxquelles penser : job, loyer, épicerie, factures… » entendons-nous souvent).
Cette question des esprits entièrement occupés par des préoccupations matérielles est intéressante et, comme citoyen.nes et systèmes s’alimentent mutuellement, cela nous amène à aborder de nouveau la question des mesures gouvernementales, cette fois dans une perspective économique.
Nous partons d’abord de constats. Au Québec, la vision du travail est très capitaliste : le travail est un moyen de survie, mais aussi de réussite sociale et personnelle. La trajectoire de vie se résume ainsi pour plusieurs : études pour avoir un travail pour avoir une maison pour avoir une famille pour avoir une retraite. Cette idéologie est aussi encouragée par de très nombreuses mesures ministérielles et scolaires (les Journées Carrières présentes dès le secondaire ne sont qu’un exemple parmi tant d’autres). La question se pose dès lors : cette perception de l’éducation et du travail conditionne-t-elle les Québécois.e.s, une génération après l’autre, à ne pas voir la pertinence de se questionner en profondeur sur les problématiques sociales – dont le genre fait partie ? Il nous semble, en effet, que la précocité avec laquelle les étudiant.e.s québécois.es sont encouragé.e.s à « penser à leur carrière » et à réfléchir à leurs futures contributions sociétales (entendre : économiques) tend à mettre un accent très fort sur l’utilitarisme des études et à reléguer tout ce qui a trait au développement personnel et psychologique, comme la remise en question et l’affûtage de l’esprit critique, au rang d’apprentissages inutiles, superflus – des pertes de temps et d’argent.
Dans cette optique, l’éducation québécoise s’avère donc, en somme, une usine à travailleur.se.s et à consommateurices. Par opposition, nous observons que les pays scandinaves offrent à leurs citoyen.ne.s un cadre de vie beaucoup plus axé sur l’éducation elle-même que sur le travail et le profit auxquels elle peut mener. Pensons aux mesures des gouvernements qui versent des sommes aux étudiant.e.s, spécifiquement pour qu’iels mènent leurs études à bien. La trajectoire école, travail, maison, famille, retraite est une possibilité, mais les esprits sont invités à rester ouverts sur d’autres avenues. On laisse donc à la population l’espace mental suffisant aux réflexions sociales approfondies, notamment sur le genre – ce qui n’est pas le cas au Québec.
De fait, si l’article de Mercier démontre que la réflexion est au moins amorcée au niveau académique (même si, à notre avis, elle ne l’est pas dans le bon sens), cette même réflexion reste cantonnée dans les sphères universitaires, d’une part, et manque cruellement de remise en question, d’une autre part. De manière générale, nous n’avons trouvé aucune étude traitant de l’emprise du système économique sur l’éducation québécoise et l’influence possible de ce lien sur le grand retard de la province en matière de déconstruction des codes sociaux conservateurs, comme les rôles genrés, dont les effets néfastes sont pourtant aveuglants d’évidence. La stagnation des mentalités et son lien avec l’inertie d’un système éducatif qui est moulé pour transformer les jeunes en rouages utilitaires de l’économie et non pas en citoyen.ne.s avisé.e.s nous paraît pourtant une question urgente à étudier.
[1] Nous nous pencherons pour ce faire sur deux articles, de Hélène Mercier (2011)et Gabrielle Richard (2018).