Problématiser nos objets pop favoris : pistes de questionnements
Dans le cadre de mon certificat en études féministes à l’UQAM, j’ai la chance d’assister, cette session, au cours Féminismes et culture populaire, donné par Sandrine Galand. Dans ce cadre, j’ai été amenée à rédiger une fiche analytique sur un objet de mon choix, en suivant cinq pistes de questionnements offertes par la professeure. L’exercice m’a enthousiasmée et, avec l’aimable accord de Mme Galand, je me propose de vous le partager aujourd’hui, à vous qui aimeriez peut-être approfondir vos réflexions sur les objets culturels que vous consommez, mais qui ne savez pas forcément par où commencer.
J’ai choisi de travailler sur une publication Instagram de la drag queen Manila Luzon, qui a récemment participé à la dernière édition du concours télévisé RuPaul’s Drag Race : All Stars. Dans cette publication, elle partage la photo de sa Period Gown (« Robe Menstruée »), voulue comme un message d’empowerment pour les jeunes filles, qu’elle n’a toutefois pas pu porter à la télévision, car RuPaul et la production la considéraient « de mauvais goût ». En fin de message, elle remercie tout de même RuPaul de lui avoir offert de la visibilité dans son émission, ce qui lui a permis d’avoir de nombreux.ses abonné.e.s sur son compte Instagram et donc de pouvoir s’exprimer « indépendamment ». C’est sur les différentes couches de sens de cette publication que je m’exprime dans les lignes qui suivent – notez que j’ai apporté quelques modifications à l’exercice afin qu’il soit aussi accessible que possible pour tou.te.s.
- Pourquoi avoir choisi cet objet / figure / manifestation de la culture pop? En quoi témoignent-ils des tensions propres à la culture pop?
Selon moi, cet objet est exemplaire du fait que la culture pop peut prendre des formes diverses, mais aussi de la multiplicité des enjeux qui s’y entrechoquent (voir Encoder et décoder, de Stuart Hall). Nous retrouvons ici une publication Instagram, c’est-à-dire une forme d’expression issue de la culture participative (culture notamment numérique où les consommateurices deviennent aussi des créateurices) et composée de différents types de messages : une image et un texte. Ensuite, en termes d’enjeux multiples, nous retrouvons un enjeu féministe qui entre en collision avec un enjeu capitaliste : la normalisation des menstruations et l’empowerment des jeunes filles se heurtent à RuPaul et à l’équipe de production, qui pensent que cette image sera mal reçue si elle passe à la télévision et pensent avant tout aux cotes d’écoute. Partant de là, la publication de Manila est une réponse oppositionnelle à l’émission et à sa censure, c’est-à-dire un acte de rébellion contre le message envoyé, en quelque sorte. Certes, elle n’a pas porté la robe à la télé, mais elle fait le choix, sur sa plateforme d’expression, de la présenter à son public et de renforcer – en tout cas, en apparence – l’aspect politique de son choix, en soulignant la réaction outrée du premier public (RuPaul et l’équipe de production).
- La féminité ou la masculinité y sont-ils représentés de manière stéréotypée? Sinon, d’autres éléments sont-ils présentés de façon simplifiée, clichée (la parentalité, l’identité de genre, l’origine ethnique, etc.)
Nous nous retrouvons devant une performance drag, dont l’essence est d’extraire les traits les plus stéréotypés d’un genre et de les présenter de façon exacerbée, dans des buts variés, mais toujours très « second degré ». Dans le cas de Manila Luzon, qui est une drag queen estampillée comme comique mais qui se présente comme engagée, l’usage du stéréotype semble viser, paradoxalement, à renverser le stéréotype. L’hyperbole visuelle de cette serviette hygiénique ensanglantée qui occupe la majorité de l’espace est travaillée en termes de symbolique et devient un statement, de même que l’aspect très léché et glamour de Manila, qui précise dans son message textuel qu’on peut être éblouissante en tout temps, même pendant nos menstruations. Il est possible que cette mise en scène soit plus problématique qu’il n’y paraît, ceci dit : nous y reviendrons.
- Comment se donnent à lire les enjeux de pouvoir et de privilège? Comment sont-ils abordés, effleurés, dénoncés, voire ignorés?
Les enjeux de pouvoir qui me sautent aux yeux sont à la fois ceux de la misogynie systémique, des tabous sociaux et du capitalisme. En effet, si on essaie de décortiquer la chose de façon linéaire, on arrive à ce déroulement des faits : les tendances sociales de l’auditoire de l’émission restent conservatrices et sexistes; les drag queens ne sont malheureusement pas souvent perçues comme des porte-paroles politiques anti-stéréotypes de genre : au contraire, pour beaucoup, elles les confirment en les exagérant; la production et RuPaul sont au courant des tendances de leur auditoire et aspirent à de bonnes cotes d’écoute; la robe de Manila, en brisant un tabou et une norme misogynes (honte des menstruations), contrevient à ces tendances et risque d’attirer l’opprobre sur l’émission; RuPaul, dépendante du succès de son émission, demande à Manila de changer de robe; Manila, dépendante de Ru, ne met pas sa robe durant l’émission, mais poste la photo et le texte sur son compte Instagram. Cependant, les personnes qui suivent Manila ne sont qu’une petite portion de l’auditoire total de l’émission, une portion qui partage sans doute son style et ses valeurs. Si la publication ajoute à l’empowerment que ce public ressent sans doute déjà, le potentiel de confrontation du regard conservateur qu’aurait eu la robe si présentée à la télévision est perdu : tout le monde demeure dans ses cercles auto-congratulatoires. L’objet prouve que dans la lutte pour s’exprimer, normes misogynes et intérêts capitalistes œuvrent ensemble pour occuper la sphère « grand public » et cantonner les expressions non-normatives aux plateformes « de niche ».
- À qui s’adresse cet objet? Pourquoi?
Cet objet s’adresse de façon primaire aux personnes qui suivent le compte Instagram de Manila Luzon : elle s’adresse directement à elleux pour leur faire découvrir un élément dont iels ont été privé.e.s dans l’émission elle-même et pour les empower. De façon secondaire, il est évident qu’elle s’adresse à RuPaul et à la production de l’émission, par une critique implicite, mais aussi un rappel de sa propre redevance – une note quasi obligatoire, puisque Ru conserve plus de pouvoir qu’elle et pourrait très bien empêcher la pérennité de son statut de phénomène culturel.
- Cet objet vous apparaît-il problématique? Pour quelles raisons? Ou, au contraire, comment rend-il possible une relecture des codes (genrés, sociaux, etc.)?
Dans le cas spécifique de la diffusion télévisée devenue mainstream, le drag reste problématique, dans la mesure où il n’est pas toujours politisé et où le public le reçoit souvent comme une confirmation de ses préjugés sur les genres. De plus, même si, il me semble que l’utilisation des stéréotypes dits féminins sert ici leur déconstruction, il est permis de se demander si Manila a poussé la réflexion assez loin. A-t-elle conscience de tous les rapports de pouvoir que nous avons décortiqués plus haut, notamment l’emprise des normes conservatrices sur RuPaul et son émission? Si non, elle a fait preuve d’idéalisme, maladroit mais excusable. Si oui (et sa redevance envers Ru est un indice en ce sens), la chose est plus problématique : elle ne pouvait que savoir que cette robe serait censurée. Est-il possible qu’elle ait planifié cette censure et sa prise de parole subséquente sur Instagram? Si oui, l’a-t-elle fait pour souligner encore davantage l’emprise du tabou, dans un acte militant qui utilise les armes du système contre ce dernier, ou pour surfer sur la « vague féministe » et grossir le rang de ses fans parmi le public progressiste? Les questions se posent.
Je conclurai cet article en notant que le plus intéressant, dans le cas d’un objet pop aux couches si nombreuses, est l’apport que chaque consommateurice peut avoir dans la discussion. Repérez-vous, dans cet objet pop, des éléments que j’aurais oublié de souligner? Quels objets aimeriez-vous problématiser si vous vous amusiez à reproduire l’exercice, pour vous-même ou au sein d’une conversation entre ami.e.s? La discussion est ouverte!
Catherine Bourassa
Article très intéressant, soutenu mais grand public. Merci!
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clear ach
Les féministes qui parle encore de menstruation serais de mauvais goût?Noooooonnnn.
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