Ce dont nous sommes remplies

*Notez que l’emploi du féminin ne vise qu’à alléger le texte et non pas à exclure qui que ce soit.

De quoi sommes-nous remplies? C’est une des questions viscérales que fait poser l’autrice Lola Lafond à la Petite Fille au bout du chemin, une des personnages de son roman Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (Flammarion, 2011). Petite Fille est de celles qui parlent trop, qui réfléchissent trop, qui voient tout trop clairement, et pour cela elle est cliniquement considérée comme fêlée. Mais de tout le roman, elle est probablement celle qui porte le regard le plus lucide sur notre monde : le genre de regard qui voit tout et qui le dit avec trop de mots, sans jamais reprendre son souffle, qui révèle les failles et qui fait mal, et qui fait d’autant plus mal qu’il expose ce qui était déjà là, qui était su, mais tu.

De quoi sommes-nous remplies? Déjà, les termes de la question plantent le décor. Il y a une différence entre être pleine, comblée, et être remplie. Nous vient en tête – et dans le corps, et dans la gorge – une sensation de trop-plein, de gavage. De haut-le-cœur. Être remplies inspire déjà une posture passive. La question nous renvoie à notre état de contenant, de réceptacle, ce qui n’est pas nouveau lorsqu’on naît dans un corps de femme. Cet état, donc, où on n’a pas forcément choisi ce par quoi nous allions être remplies. Quelque chose nous a échappé, on a eu un moment d’inattention. Et nous voilà paralysées, suffocantes. Qu’est-ce qui nous remonte à la gorge, qui nous sort par les orbites?

De quoi suis-je remplie? La liste est longue, et pas exhaustive pour autant. De faces qui défilent sur un écran. De pénis ensachés dans des capotes. De la hantise du jour où mon ex se rematchera avec une fille que je connais. De l’anxiété du dimanche soir. De l’attente d’un retour d’un texto. D’un chiffre blanc auréolé de rouge dans le coin supérieur droit de mon estie de téléphone. D’attente. Pas d’attentes : d’attente. J’attends l’approbation, la confirmation, l’autorisation, la permission. Le regard bienveillant qui va me dire : «C’est correct, t’as le droit d’exister.» Et ce n’est pas une attente qui s’inscrit dans le temps long, de celles qui font regarder par la fenêtre durant des heures les soirs d’hiver. C’est une question de secondes, de brefs instants où la peur panique de ce qui pourrait ne jamais venir me détourne de ce qui est déjà là. Des petits paquets de secondes distraites qui s’accumulent.

Je suis remplie de culpabilité. Celle engendrée par la sensation de ne jamais en faire assez, ou de ne pas le faire assez bien. Celle qui découle de relations plus ou moins toxiques auxquelles je ne sais pas mettre fin, ou celle que je m’inflige toute seule comme une grande – mais pas tant que ça, puisqu’il a bien fallu que je l’apprenne, ce sentiment, que je l’intériorise. Et tout ça me remplit  alors que je travaille dans un milieu stimulant, que j’ai plein d’amies, que je m’alimente sainement et que je fais attention à mon corps. Autrement dit : alors qu’en théorie, je fonctionne. Des fois, j’comprends même pas comment ça se peut.

Je suis remplie par ce qui me tire hors de moi. Par l’expectative d’un retour de signal, de l’ellipse du boomerang, sans savoir si je saurai l’attraper ou si je vais me le prendre dans le front. Je suis remplie de ce qui m’écartèle, de ce qui me compartimente.

Dans le même roman, Lafond, encore par la voix de Petite Fille, appelle ça les rubriques : rubrique couple, rubrique travail, rubrique sexe, rubrique loisirs. Rubrique tout-ce-dans-quoi-on-se-garroche-et-qui-nous-dépossède. Sans dire que le couple, l’amour, le sexe et les loisirs sont des facteurs de dépossession, admettre qu’il y a quelque chose de vidant dans ce procédé par lequel on en vient à résumer notre existence à ces petites cases, et surtout par la validation qu’elles nous procurent, ou qu’elles nous refusent si on ne s’y conforme pas.

Je suis remplie de ce qui me pulvérise dans le regard de l’autre et ne me renvoie que des morceaux de miroir. Je suis remplie de ce qui me vide.

OK, reset. On essaye autre chose. Par quoi suis-je habitée? Ce qui habite est vivant, en mouvement. Ce qui habite a allumé une chandelle, un feu de foyer, dont la lumière point par la fenêtre. Ce qui habite a créé un espace au chaud, pour qu’advienne ce qui a à advenir. Un espace habité est plein, mais pas rempli. Habiter, c’est faire de la place pour les possibles et se laisser traverser par eux. Habiter demande du temps, de la place. Et je ne suis pas en train de parler de selfcare de manucure de hot yoga de jus vert du câlisse. Habiter n’est pas une action, c’est un état. Un état où tout ce qui est là suffit, mais où il y a encore de l’espace pour qu’on puisse accueillir ce qui pourrait survenir. Et souvent, ça survient.

Par quoi suis-je habitée? Par la musique, souvent. Par les mots qu’on lit sur une page, et pas sur un écran. Par la sensation du soleil dans ma face, encore trop rare ces temps-ci. Par ce que je vois quand je regarde loin. Par les mots qui surgissent dans ma tête quand j’ai envie d’écrire. Par la sensation qui me reste dans le corps après être allée courir, ou après une bonne et longue baise. Par la voix de Marie-Jo Thério qui chante Café Robinson. Par ces personnes auprès de qui je me sens à la maison, peu importe le lieu où je me trouve. Pas d’attentes à nourrir, pas d’approbation à attendre, parce que tout ce dont on a besoin est déjà là, dans ce qui passe entre nous, et que personne n’a quoi ce que ce soit à prouver. Les unes avec les autres, nous sommes pleinement adéquates, suffisantes.

La rage, la colère. On peut en être remplies, tout comme on peut en être habitées (comme par n’importe quelle émotion, d’ailleurs).  Être habitée par la colère, c’est avoir choisi de lui faire de la place, lui laisser dire ce qu’elle a à dire, la laisser vivre, et se laisser vivre à travers elle. Allumer le feu, préparer l’incendie.

Nous avons toutes à la fois fait l’expérience du fait d’être remplies et d’être habitées. Ce sont des sensations qui cohabitent, non sans confrontation. En fait, c’est probablement cette confrontation qui provoque les plus belles rébellions. J’ai fait l’expérience de ce qui me déchire, me décharne, de même que de ce qui m’élève et me comble. J’étouffe, je me tanne, je lâche un cri, je flushe, je recommence, je choisis. Ou plutôt, j’apprends à choisir, et ça ne réussit pas forcément toujours du premier coup. Et surtout, je ne reste pas seule. Je m’entoure de ces autres qui ont aussi fait l’expérience du trop-plein, qui le subissent au quotidien, qui ont peut-être choisi d’ouvrir les vannes, ou qui cherchent encore comment faire. Ensemble, on cherche les failles, on se montre nos fuites. Ensemble, on démantèle les contenants. On se met les deux pieds dans sa vie, on crisse un grand coup de pied dans ce qui l’embourbe, on continue son chemin. Et on l’habite, avec obstination.

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