« Valeurs actuelles », ou la propagande antiféministe en action

« Valeurs actuelles » est un périodique réactionnaire et antiféministe, qui porte par le fait même très mal son nom : je propose plutôt « Malheurs rétrogrades ». Voilà, c’est dit. Je sais, vous tombez sans doute des nues : cette couverture était pourtant si encourageante, si pleine de bonne volonté et de fines accroches toutes prêtes à nous mener vers des articles à la méthodologie impeccable!

Plaisanteries mises à part, il y a beaucoup à dire sur cette couverture, mais une formule en particulier attire mon attention et me fait osciller entre le rire et l’horreur : Enquête sur une inquisition. Selon les créateurs de cette couverture, le féminisme[1] est, de manière générale, une chose terrible, et plus spécifiquement, une démarche inquisitoire. L’utilisation de la référence à l’Inquisition, qui comporte un ancrage historique important, m’apparaît ici assez ironique. Autant dire que ces messieurs de la rédaction se sont tiré une jolie balle dans le pied – ce qui ne me déplaît pas, même si je trouve bien malheureux de devoir expliquer ceci à des gens qui ont les compétences et les moyens d’imprimer leurs idées en multiples exemplaires. Parce que voyez-vous…

Ces messieurs semblent vouloir jouer sur l’imaginaire historique du Tribunal de l’Inquisition, en faisant référence à un mouvement de terreur, pour mieux asseoir l’image effrayante des féministes, alors que l’Inquisition a toujours été l’action d’hommes en situation de pouvoir politique et religieux[2]. Ceux-ci cherchaient à éradiquer l’hérésie, c’est-à-dire toute manifestation d’un système de croyances autre que le catholicisme, pourtant déjà largement dominant dans les lieux et temps où les Inquisitions se sont pratiquées.

En bref, l’Inquisition représentait une légitimation de la torture et de l’exécution, par des hommes de pouvoir, de gens qui, par leurs croyances, leurs actions ou leur existence même, constituaient un affront et une menace potentielle au monopole du christianisme sur les esprits et les ressources matérielles attachées à ces derniers. Eh oui. L’Église étant une institution, elle nécessitait des biens physiques et une influence sur les populations pour être fonctionnelle. En général, il était facile d’allier les deux en suggérant aux bons croyants soucieux d’aller au Paradis de faire un don, ici et là.

Parmi les victimes de l’Inquisition, on retrouve ces nombreuses femmes qualifiées de sorcières. Vous savez, celles que ces fameux inquisiteurs ont présentées comme des menaces démoniaques, parce qu’il était intolérable qu’elles possèdent un savoir qui leur échappait (l’usage des plantes médicinales, notamment), ou un tant soit peu de contrôle sur leur santé, celle des autres, et, comble de l’horreur, sur leur fertilité! Avoir les moyens d’interrompre une grossesse non-désirée, vraisemblablement issue d’un viol, qui dégrade la qualité de vie de la mère? Crime odieux, péché infâme, au bûcher! Parce qu’il faut que les bébés affluent, pour que croissent et se multiplient les enfants de Dieu et que son commandement soit ainsi respecté. De quoi aurait l’air l’Église si elle laissait cette prescription être bafouée? De plus, matériellement parlant, plus de bébés signifient plus de bons petits sujets très croyants, qui feront un royaume très croyant plus riche et plus puissant, ce dont les hommes très croyants qui le contrôlent (État, Église, même chose) profiteront grassement – symboliquement et matériellement.

L’Inquisition, c’était donc des hommes en situation de pouvoir qui ont littéralement incendié les êtres, notamment des femmes, qu’ils considéraient comme des menaces à l’ordre établi et à leurs privilèges.  Pour excuser la violence de leurs actions, ils ont au préalable démonisé et donc déshumanisé ces personnes, se posant ainsi en protecteurs de la communauté chrétienne, suscitant la reconnaissance des bons croyants à la piété absolue.

L’Inquisition d’aujourd’hui, n’en déplaise aux rédacteurs de « Malheurs rétrogrades », ce ne sont pas leS féminismeS qui en sont à l’origine. Ce sont encore des hommes en situation de pouvoir – par exemple, des hommes qui ont la possibilité de s’exprimer à un vaste public – qui démonisent les féministes par l’écriture de pamphlets nauséabonds comme celui-ci. Après avoir ainsi gavé le lectorat de fausses informations et de sophismes qui laissent penser que, « oui, certes, peut-être que certaines vont trop loin », ils se permettent de les incendier toujours très concrètement par des violences psychologiques, verbales et physiques (voir ce rapport de recherche: harcèlement en ligne, menaces de mort, diffusion d’informations personnelles; je vous laisse continuer, la liste est plutôt déprimante à faire, quand on s’identifie comme femme et féministe; étonnant, non?).

Pourquoi toute cette violence contre elles? Parce qu’elles sont les êtres qu’ils considèrent comme des menaces à l’ordre établi qui leur est bénéfique. Car oui, les hommes antiféministes comme ceux qui publient « Malheurs rétrogrades » bénéficient du système en place aujourd’hui, comme l’élite religieuse anti-sorcières profitait de celui d’un autre temps. Le système accorde encore aujourd’hui aux hommes un meilleur salaire et une licence sexuelle si absolue qu’elle semble excuser les pires crimes, pour ne parler que de ces points. Bien sûr, nos revendications et nos actions contre ces inégalités flagrantes déplaisent à ceux qui profitent le plus de celles-ci pour normaliser leurs comportements problématiques. « Quoi, ne plus siffler une fille dans la rue? Mais comment lui signifier que j’ai envie d’elle? »

L’étiquette que vous nous apposez est passée de sale sorcière à sale féministe, mais le fond de vos discours fallacieux n’a pas changé d’un iota en près d’un millénaire, et sera pour toujours cristallisé dans l’intemporalité de sa bêtise, de son non-sens, de sa cruauté. Vous êtes toujours des oppresseurs, et nous continuerons à vous dénoncer comme tels. Nous continuerons à pointer du doigt l’ignorance de vos propos (employer des mots terrifiants pour marquer les esprits sans prendre la peine de faire deux minutes de recherche pour comprendre que ces mots vous décrivent, vous, et pas nous), la malhonnêteté de vos méthodes et l’infamie de vos motivations, soit la conservation d’un pouvoir symbolique et matériel au détriment des personnes sur lesquelles ce pouvoir se construit, écrasant, étouffant, et souvent mortel.

Cordialement,

Une sorcière


[1]     Au singulier, bien sûr, quitte à ne pas être informé sur un sujet sur lequel on pense pourtant avoir son mot à dire…

[2]     Les deux allaient officiellement de paire, durant la période médiévale. C’est censé ne plus être le cas aujourd’hui, mais, bizarrement, quelque chose me dit que les valeurs judéo-chrétiennes conservatrices sont encore bien ancrées, même si vaguement camouflées, dans nos gouvernements et institutions dominantes.

Sources

Didier Le Fur, L’inquisition en France, enquête historique : France, XIIIe – XVe siècle, Tallandier, , 190  (ISBN 978-2847349344).

Julien Théry, « Une politique de la terreur. L’évêque d’Albi Bernard de Castanet (v. 1240-1317) et l’Inquisition », dans Laurent Albaret, Les Inquisiteurs. Portraits de défenseurs de la foi en Languedoc (XIIIe – XIVe siècle), Toulouse, Privat, (ISBN 9782708975217),  71-87

Francis Dupuis-Déri, « Quand l’antiféminisme cible les féministes : actions, attaques et violences contre le mouvement des femmes », L’R des centres de femmes du Québec, 2013.

Image: Couverture de Valeurs actuelles, no.4303, du 16 au 22 mai 2019.

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