Des corps confisqués
« L’homme qui répare les femmes »
À sa remise du doctorat honoris vendredi dernier, le Dr Denis Mukwege, qui d’ailleurs a reçu le prix Nobel de la paix en 2018, a donné une conférence pour le moins bouleversante à l’Université de Montréal. Le gynécologue congolais, qu’on surnomme « l’homme qui répare les femmes », a en effet pris la parole pour dénoncer les violences faites aux femmes dans son pays natal. Le docteur activiste s’est indigné toute sa carrière du sort des femmes et surtout en temps de guerre.
« Il y a quelques mois, j’ai soigné un bébé de 6 mois qui avait été violé. Ma patiente la plus âgée avait 80 ans.1 »
S’indignant contre l’ONU et contre les tribunaux nationaux, le docteur dénonce l’inactivité des grandes structures dans la lutte contre les violences sexuelles. « Les viols sont de plus en plus fréquents », explique-t-il et il apparaît évident que « quand, une nuit donnée, de 200 à 300 femmes sont violées dans un village, c’est qu’il y a eu planification.2 » Car Mukwege considère bien le viol comme une « arme de destruction massive » qui se constitue de milliers de faits isolés.
« La première femme que j’ai opérée avait été attaquée et violée à 500 mètres de l’hôpital. On avait tiré sur son appareil génital, elle avait des blessures graves, avec des fractures.3 »
Toujours coupables
C’est étonnant que le viol soit encore « d’actualité ». Je ne peux pas y croire, je ne peux pas penser que le viol est actuel, temporel. Je me dis qu’il est plutôt intemporel. Il amoindrit, anéantit : le viol est de fait hors temps. Il dégénitalise tout comme il réduit l’Autre (le féminin) au commentaire de son esclavage, il n’a qu’un projet : l’extermination, l’assujettissement, l’aliénation et l’asservissement.
Je repense à ce que Virginie Despentes dit au sujet du viol dans King Kong théorie :
« Le viol est un programme politique précis : squelette du capitalisme, il est la représentation crue et directe de l’exercice du pouvoir. (…) Jouissance de l’annulation de l’autre, de sa parole, de sa volonté, de son intégrité. Le viol, c’est la guerre civile, l’organisation politique par laquelle un sexe déclare à l’autre : je prends tous les droits sur toi, je te force à te sentir inférieure, coupable et dégradée.4 »
Mukwege parle d’arme de guerre, Despentes d’organisation politique.
Je me demande ce qui est réellement en jeu dans le viol ?
Les femmes ? Ou leur corps ?
Je regarde le constat fait par le Conseil de l’Europe en 2009, qui jette une lumière sombre sur les viols à travers le monde :
« la violence sexuelle contre les femmes a aussi été une caractéristique des guerres des Balkans il y a à peine plus de dix ans. Aujourd’hui encore, les chiffres exacts sont contestés, mais l’on estime que plus de 20 000 femmes bosniaques, croates et serbes ont subi un viol, souvent collectif, et que certaines ont été asservies sexuellement et fécondées de force dans ce que l’on a appelé des « camps de viol » par des armées et groupes paramilitaires.5 »
Devenu officiellement un crime contre l’humanité, le viol de guerre devient de plus en plus une préoccupation planétaire. Cela dit, quelque chose m’échappe.
On se préoccupe d’une part de ces crimes horribles, qui continuent de se produire, et d’autre part on dénonce le viol comme un crime contre l’humanité. Le viol est l’un des fléaux les plus anciens et remonte à la nuit des temps. En temps de guerre, il revêt un voile des plus tragiques puisque ses effets sont dévastateurs : il marque définitivement les victimes. En plus du traumatisme, les femmes sont complètement stigmatisées par les violences sexuelles. En effet, dans la plupart des pays en guerre, la souillure les marque au fer et indique que ces femmes ne sont plus pures. Impossible de se racheter, tout comme il a été impossible de s’en sortir. Le viol a dépossédé la femme de son corps et ce dernier n’est plus reconnu par la communauté, qui s’en trouve alors brisée.
À ce propos, Virginie Despentes réitère :
« Toujours coupables de ce qu’on nous fait. Créatures tenues pour responsables du désir qu’elles suscitent.6 »
Les victimes de viol sont la plupart du temps marginalisées dans les pays en guerre. Elles ne sont plus des femmes.
Je me demande vraiment si la stratégie du viol, c’est de détruire le corps des femmes, de les réduire au simple commentaire de leur esclavage.
Le corps confisqué
Et j’en viens à cette idée : le corps des femmes est confisqué. On prend le corps et on l’utilise pour éclater une communauté. On le charcute dans le but de renverser le pouvoir. On cherche à asseoir une hiérarchie et on investit l’acte d’un symbolisme puissant.
Je pense au droit à l’avortement. Lui aussi est sur la corde raide ces temps-ci. Je me demande si refuser le droit à l’avortement, c’est une violence qui vise encore le corps des femmes. Je me demande pourquoi est-ce que le corps féminin est une arme symbolique. Pourquoi est-il la cible d’autant de violence ?
Il semble néanmoins que ce soit politique.
C’est du domaine du stratégique et c’est une façon d’organiser le pouvoir et de manifester ses droits sur l’autre.
Ça devient plus clair : on s’attaque encore au corps des femmes en 2019.
Autant au niveau institutionnel qu’au niveau physique.
Je me demande… si le corps et la sexualité des femmes sortiront un jour des luttes politiques et sociales.
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[1] Denis Mukwege cité dans : Louise Leduc, « On ne peut pas construire la paix sur des fosses communes », La Presse +, 8 juin 2019, en ligne : https://plus.lapresse.ca/screens/0b946f0a-37fd-4507-beb0-e1b2abcf3550__7C___0.html?utm_campaign=201906081100-lpp-saturday-aws&utm_source=newsletter-samedi&utm_medium=email
[2] Ibid.
[3] Denis Mukwege cité dans : Sophie Langlois, « Denis Mukwege, « l’homme qui répare les femmes », Radio-Canada, 15 mai 2019, en ligne : https://ici.radio-canada.ca/info/2019/05/denis-mukwege-portrait-nobel-paix/
[4] Philippe Bessole, Le meurtre au féminin. Clinique du viol, Montpellier, Théétète Éditions, 1997, p. 3.
[5] Virginie Despentes, King kong théorie, Paris, Gallimard, p. 50.
[6] Conseil de l’Europe, « Les violences sexuelles contre les femmes dans les conflits armés », p. 2. http://assembly.coe.int/
BRUT, « Fatouma, victime de viol comme arme de guerre en RDC », en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=b51pslp7_Aw
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