Critique : Repenser la nation – une histoire du suffrage féminin au Québec

Dans son dernier ouvrage Repenser la Nation : l’histoire du suffrage féminin au Québec, publié aux Éditions du remue-ménages,Denyse Baillargeon, historienne et professeure émérite à l’Université de Montréal, met son expertise en histoire des femmes et de la consommation au service d’une analyse historique et féministe de la nation. Elle y présente la nation comme concept profondément patriarcal. Ses fondements religieux et capitalistes sont dévoilés à travers les mouvements québécois pour le suffrage féminin.

La citoyenne et la mère patrie

Tout au long du livre on découvre, comprend et analyse les obstacles à la lutte pour le suffrage. Le catholicisme s’impose assez tôt comme un des éléments caractéristiques de la nation québécoise. Ainsi, la lutte pour le suffrage universel se retrouve coincée entre la construction de la « mère-patrie » et l’image de la femme-mère renforcée par le catholicisme. Ces représentations de la femme s’opposent à l’idée des femmes comme citoyennes impliquées dans la sphère publique. Tantôt obstacles tantôt instrumentalisées pour le droit de vote, les relations entre catholicisme et  féminisme sont loin d’être évidentes et l’auteure en fait ici un rapport plein de nuances. Si l’enjeu reste le même – obtenir le droit de vote – le récit qui appuie cette revendication est modifié au fil du temps, parfois en accord avec l’idéologie dominante chrétienne, parfois en la critiquant.

Les femmes : consommatrices, philanthropes et travailleuses

Le deuxième grand thème de l’ouvrage est le lien entre féminisme, consommation et rapport de classe. Baillargeon explique avec justesse la relation entre droit économique et droit de vote : « les penseurs de l’époque estiment que seule la possession d’un bien confère l’autonomie économique, et donc l’indépendance d’esprit nécessaire à l’accomplissement des devoirs citoyens » (Baillargeon 2019, 26). C’est ce qui explique pourquoi les premières meneuses du mouvement pour le suffrage féminin au Québec soient bourgeoises et que leurs actions passent souvent par des œuvres philanthropiques. Il faut attendre les années 1920 et Idola Saint-Jean pour que le mouvement devienne plus inclusif, en particulier envers les ouvrières.  

Un long chemin vers l’intersectionnalité

L’ouvrage est aussi agrémenté d’une galerie de portraits et de faits historiques qui semblent parfois relever du récit romanesque. Des faits d’armes d’Hortense Globensky à la visite de Marie Lacoste-Gérin-Lajoie chez le Pape, on comprend que les luttes des féministes québécoises n’ont rien d’une histoire linéaire, ou même d’une vague, et n’ont pas de moyen d’action unique ou même d’objectifs fixes. Ce qui nous amène à nous demander, qui sont ces québécoises luttant pour le droit de vote ? D’abord bourgeois et catholique, le mouvement est lent à inclure les travailleuses, les Asiatiques et les Autochtones, puisque même après l’obtention du droit de vote féminin provincial en 1940, ces deux derniers groupes sont toujours exclus de l’accès à la pleine citoyenneté.  Il ne faut pas oublier que les femmes des Premières Nations mènent leur propre combat, contre la discrimination et les violences faites aux femmes, et ce depuis les années 1960. Mais, même après une certaine inclusion de groupes féministes variés, un discours raciste est parfois encore utilisé pour dénigrer les opposant.es au droit de vote. Idola Saint-Jean écrit un billet en 1927, dans lequel, comme l’explique Baillargeon, elle soutient un argumentaire raciste. Selon elle, les pays « civilisés » comme le Québec seraient moins progressiste à l’égard du suffrage féminin que des pays dits moins développés, ce qui rend la situation « encore plus injustifiable » (Baillargeon 2019, 158).

Au final, ces thèmes sont tous imbriqués pour former un nœud de contraintes pour le mouvement du suffrage féminin. Elles sont parfois évidentes, comme ce fut le cas avec le clergé qui s’oppose publiquement au suffrage féminin. Mais les contraintes peuvent aussi être plus insidieuses, voire internes au mouvement, comme l’exclusion de certains groupes de la lutte, ce qui a eu pour effet de limiter le champ du combat. Cette monographie historique dresse un portrait du féminisme québécois ni élogieux, ni désapprobateur mais réfléchi et juste. Plus important encore, il nous force à nous remettre en question et à nous situer en tant que féministe dans le débat actuel.

Élisabeth Fluet-Asselin

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