Trumpapocalypse, ou la raison de mon activisme agressif
Ça ne fait que quelques jours que Donald Trump a remporté la présidence des États-Unis, et déjà le pays est en profonde transformation. Des témoignages sur les réseaux sociaux illustrent la montée des violences racistes, sexistes, capacitistes, homophobes, transphobes et islamophobes. Du jour au lendemain, l’expérience de vie d’innombrables personnes marginalisées s’est vue totalement transformée. Je laisse à d’autres le projet de revenir sur ces élections cauchemardesques et d’analyser le déroulement de cette campagne. Mon objectif est plutôt de mettre en lumière ce que le nouveau climat social peut nous apprendre de l’activisme impopulaire.
Dans ma vie d’activiste et de blogueuse, je suis l’incarnation même de la mauvaise féministe. Trop radicale, trop agressive, trop négative par rapport aux hommes, je ne compte plus les fois où un homme m’a « avertie » que je « nuisais à ma cause ». Pas plus tard qu’hier, deux hommes sortis de je-ne-sais-où se sont mis à troller une vieille photo de profil sur mon blogue sous prétexte que mon « argument » (oui, on parle toujours d’une photo de profil!) nuirait à la cause s’il n’était pas « corrigé » par ces galants trolleurs. On m’accuse d’aliéner les hommes à la cause, parce que je réagis agressivement au sexisme. Soyons honnêtes : à moins de ressembler à un Calinours, les féministes sont trop agressives. En réalité, il faudrait tout faire pour que le féminisme ne soit pas menaçant. Convaincre plutôt que vaincre, m’a mecspliqué un jour un mascu.
Mon approche est différente. Je ne gaspillerai pas de temps à me défendre d’être une personne violente, puisqu’il semblerait qu’une féministe végane qui s’évanouit à la vue du sang est l’équivalent moderne d’une groupe politique génocidaire. Mais je trouve important d’établir des rapports de force – ou plutôt, parce que ces rapports sont déjà en place, de « s’empouvoirer », de s’arroger du pouvoir pour rendre nos espaces plus féministes.
Je vais vous donner un exemple : à la faculté de droit où j’ai étudié pendant trois ans, on avait à chaque année une controverse majeure opposant la clique féministe aux nouveaux mascus de première année. Un débat explosait sur les réseaux sociaux et divisait la faculté pendant quelques jours. J’étais souvent impliquée dans l’explosion, mais plusieurs féministes accouraient rapidement en renfort pour affirmer clairement et à l’unisson que nous ne tolérions pas le sexisme à notre école. Ces déchirures nous laissaient épuisées, et les mascus toujours convaincus qu’ils avaient raison. On pourrait penser que de tels « débats » étaient inutiles, mais ce n’est pas le cas. Le but n’a jamais été de convaincre des personnes persuadées que la culture du viol est une fabulation féministe que nous méritions un environnement sécuritaire et égalitaire. Les misogynes ne se laissent jamais convaincre par des féministes. Il s’agissait plutôt de démontrer que nous étions chez nous, et que chez nous le sexisme était suivi de représailles. Ce n’est pas un hasard si, année après année, c’étaient les nouveaux étudiants qui s’impliquaient dans la controverse. Après avoir vu notre front uni et notre refus de nous laisser intimider, les étudiants antiféministes de deuxième et de troisième année ne disparaissaient pas, mais apprenaient pour la plupart à tenir leur langue. Nous ne les avions convaincus de rien, sinon du fait qu’il n’était pas socialement acceptable, dans notre faculté, de tenir des propos sexistes. Je n’ai jamais considéré cela comme un échec. Je serais ravie de convertir des masculinistes, mais cela n’arrive pas : si c’est là notre seul objectif, nous ne survivrons pas à notre activisme. Je me contente donc de les faire taire. Que je sois gênée de partager publiquement mes opinions dans une institution donnée, ou que ce soit les leurs qui soient socialement réprouvées, cela fait déjà toute la différence du monde. Ce n’est pas peu de chose que de se placer dans la position dominante – la position majoritaire apparente, celle qu’il est préférable d’adopter pour réussir à être élu.e, se faire des ami.e.s, et bien paraitre.
Quel rapport avec l’élection de Trump? Tous ces gens qui, dans les derniers jours, ont agressé des femmes et des minorités : pensez-vous que leurs opinions viennent de changer du jour au lendemain ? Bien sûr que non. Le climat actuel, la position de pouvoir extrême dans laquelle se trouve un de plus grands misogynes et racistes de la planète et l’impression de se retrouver enfin dans la majorité leur donne la légitimité d’exprimer leur haine par la violence. La semaine passée, ils étaient tout aussi haineux, mais moins légitimes, moins puissants. Ce qui change le climat d’un pays du jour au lendemain n’est pas un traité philosophique particulièrement bien ficelé, mais l’arrivée au pouvoir d’un monstre (et pardon pour les monstres). Pour renverser la vapeur aussi rapidement, il faudrait que ce pouvoir change de mains – ce n’est pas pour rien que des milliers de personnes manifestent contre Trump et tentent encore de trouver des moyens de l’empêcher d’accéder au pouvoir.
Notre activisme quotidien se joue à une échelle différente, mais le message demeure. Convaincre les gens est idéal, mais ça prend beaucoup de temps et ce n’est pas toujours possible. Il est parfois plus efficace de dire « si tu violes, tu vas perdre ton travail / ta liberté / tou.te.s tes ami.e.s », que de dire « violer c’est mal car les femmes ont droit à la dignité et à la sécurité de leur personne ». Et même quand la base de notre activisme est l’argument – je suis, après tout, une blogueuse qui consacre des centaines d’heures à ficeler des arguments –, encore faut-il un degré minimal de pouvoir et de légitimité pour être capable de s’affirmer. Depuis plusieurs jours, Facebook bloque complètement mon blogue : sans le pouvoir de mettre fin à cette censure, il m’est plus difficile de rejoindre des gens avec mes arguments. Argumenter et lutter ne sont pas mutuellement exclusifs, mais il faut arrêter de croire que les bons mots suffiront à amener l’égalité. S’il existait l’argument parfait qui mettrait subitement fin aux violences faites aux femmes, je crois bien que nous l’aurions déjà trouvé.
Avec la montée de l’extrême droite en politique et le patriarcat qui se porte toujours aussi bien dans tant de sphères de notre vie, ne soyons pas gênées de prendre le pouvoir qui s’offre à nous. Un mascu m’a critiquée hier parce que je supprimais les commentaires antiféministes de mon profil Facebook. On nous fait croire que la « bonne féministe » ne censure rien, accueille tous les mascus et les prend par la main, discute calmement avec eux jusqu’à ce qu’ils voient la lumière. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Quand je supprime un commentaire de ma page ou de mon blogue, j’affirme mon contrôle sur le peu d’espace qui m’appartient entièrement. Quand on me reproche de nuire à ma cause en refusant d’argumenter, le véritable objectif est de me retirer ce contrôle. Ces hommes qui trollent mon blogue et me reprochent de les bloquer voudraient du pouvoir jusqu’à sur mon utilisation personnelle des réseaux sociaux. Il n’y a pas de limite au pouvoir que le patriarcat cherche à avoir sur les femmes. Il nous faut répondre avec force, nombre et conviction. Il nous faut crier assez fort pour qu’on ne puisse plus nous effacer. Il nous faut ignorer ceux qui cherchent à enfermer notre féminisme dans une boîte, une toute petite boîte où les seules actions permises ne sont menaçantes pour personne, et surtout pas pour le patriarcat. Il nous faut refuser le discours qui nous taxe de violentes à chaque fois que nous résistons à la violence. Les femmes aussi ont le droit au pouvoir.
Suzanne Zaccour
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