Mind body problem ou pourquoi Hannah Baker s’est-elle ouvert les veines?
Une émission télévisée néerlandaise a récemment fait jaser. En effet, Fat or Pregnant ? a tout pour faire réagir : que ce soit de rire ou d’être choqué, personne ne reste de glace devant ce concept d’émission. J’explique. Une femme se présente devant un jury constitué entièrement d’hommes et vise à tromper ce jury avec… son surplus poids ou bien sa grossesse. Les hommes doivent deviner si la femme est tout simplement grosse ou bien si elle est enceinte.
Drôle de concept. Drôle… vraiment ?
Comme d’habitude, mon esprit s’égare. Je pense à ce qui motive des producteurs à mettre en onde une série aussi étrange. Je pense aussi à celles qui se placent volontairement entre le regard du public et celui du jury. Je réécoute l’extrait d’émission…
Qu’est-ce qu’on essaie d’ouvrir au juste ? Tout comme ce jury, j’essaie moi aussi de deviner ce qu’il y a dans ce corps… ce que ce corps peut vouloir dire…Je pense à un livre de Nancy Huston, Le journal de la création, et je repense à ses mots:
« Combien de corps de femmes ont été ainsi charcutés—combien de ventres intempestivement ouverts au bistouri? »
Je refouille dans son livre et je trouve ces mots :
« le temps est inscrit dans le corps d’une femme comme il ne l’est pas dans le corps d’un homme : par ses règles (vingt-huit jours), ses grossesses (neuf mois), l’étendue limitée de sa fécondité (30 ans), la femme est l’horloge impitoyable de l’espèce. Elle mesure : elle est, de l’homme, la mortalité vivante. »
Je ne peux m’empêcher de me dire que le jury de l’émission Fat or Pregnant essaie d’ouvrir intempestivement des corps de femmes, de les révéler. Grosses ou enceintes? Qu’y-a-t ‘il dans vos corps mesdames, qui mérite qu’on s’y attarde? Que disent vos corps, de quoi nous parlent-ils ?
Je pense au temps, comme le remarquait Nancy Huston. Au temps et à la femme.
Je pense à cette émission dont tout le monde parle présentement sur Netflix : 13 reasons why. Je me dis, tiens, voilà une durée, 13. Un rythme imposé par des épisodes, et voilà une fille, inscrite dans un début et une fin. On sait dès le premier épisode qu’Hannah Baker est destinée à mourir tragiquement. Une fille qui a le temps inscrit dans son corps, et surtout dans son discours. Une durée de vie programmée. Je me dis qu’Hannah propose le même jeu à l’auditeur et aux jeunes qui doivent écouter une à une les cassettes : elle propose d’ouvrir son histoire, sa vision des choses, mais plus encore, elle s’ouvre elle-même, ce qu’elle est et ce qu’elle pense. Comme Clay et les autres jeunes, je voulais voir s’ouvrir cette jeune fille troublée et Netflix nous a bien gavé : on peut voir Hannah s’ouvrir elle-même les veines, s’ouvrir jusqu’à se vider de tout.
Je me dis que l’enjeu de l’émission réside dans ce point tournant. L’enjeu de l’émission n’est pas seulement le suicide, mais bien le corps d’une femme, qu’on charcute sexuellement, psychologiquement et visuellement. Un corps de femme ouvert à tous, jusqu’à ce qu’il se vide complètement.
Et puis ça me vient, une phrase d’Hannah :
« it wasn’t just my ass. You made it open season on Hannha Baker »
Je me dis enfin que, pour Hannah, c’était trop tard. Du moins, l’émission veut montrer que c’était trop tard. Elle était dans un cul de sac, un point de non-retour. On m’a tellement ouverte que je ne me referme plus.
Je pense à un point de non-retour, plus particulièrement à celui de Thelma et de Louise. Je les vois lutter contre une agression sexuelle, contre un homme qui tente de pénétrer de force, de percer un corps de femme. Je les vois s’enfoncer de plus en plus loin. Je les vois rebelles et magnifiques dans la décapotable de Thelma. Je les revois tout au long du film, recevoir des insultes de toutes parts : bitch, fuck you, you’re a bitch, etc … « C’est l’insulte qui pousse à l’acte, les mots qui redoublent ou remplacent le viol » nous dit Martine Delvaux dans Les filles en série.
Insultée et malmenée tout au long de son très court passage dans une école secondaire, Hannah Baker choisira finalement de passer à l’acte. Le récit de sa vie, tout comme celui de Thelma et de Louise, marque-t-il « un récit de survivance » ? Est-ce que ces femmes nous disent que c’était impossible de vivre dans leur corps ?
Je reviens finalement à Fat or Pregnant? Qu’est-ce que cette émission peut nous dire de ce que nous sommes en tant que femme ? Qu’est-ce qu’on essaie d’ouvrir intempestivement ?
Je me demande si cette tendance à vouloir ouvrir des corps féminins, à vouloir voir des femmes agir sur leur propre corps est problématique.
Je me dis que dans ce corps qu’on essaie d’ouvrir, il y a une femme, une fille, une personne, un être humain.
Ah… et puis je pourrais prolonger bien plus loin cette réflexion… Pourquoi le Mind body problem frappe aussi fort les femmes ? Pourquoi Hannah Baker s’ouvre-t-elle les veines? Pourquoi il est si difficile pour une femme d’être bien dans son corps ?
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Delvaux, Martine, Les filles en série, Montréal, remue-ménage, 2015, p. 108-109.
Huston, Nancy, Journal de la Création, Montréal/Paris, Flammarion/Actes Sud, « Babel », 1990, pp.12-16.
McCarty, Tom, 13 reasons why, 2017.
Scott, Ridley, Thelma and Louise, 1991, 130 min.
Tousignant, Lauren, « New TV show asks men if women are pregnant or fat », New York Post, 12 avril 2017.
Élisabeth
J’adore votre article. Et pour poursuivre dans la perspective de «l’ouverture» du corps de la femme – ou de la femme par son corps? – je vous suggère ceci: https://www.gazettedesfemmes.ca/13692/le-plafond-de-plastique/
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