Sexage, appropriation et idée de Nature : l’héritage de Colette Guillaumin

Le 10 mai dernier, les féministes ont perdu l’une de leurs plus grandes théoriciennes. Le nom de Colette Guillaumin ne semble pourtant pas résonner dans beaucoup d’oreilles féministes. J’ai moi-même découvert sa pensée d’une façon un peu détournée, à la faveur d’un texte antispéciste mettant à profit son approche analogique de l’oppression pour penser la condition des animaux. Sans cette découverte (et sans mon parcours féministe universitaire), ses écrits seraient probablement restés à la marge de mon engagement militant.

Colette Guillaumin fait partie de ces féministes françaises qui, dans la foulée de mai 68, adoptent une démarche matérialiste pour théoriser les rapports de race et de sexe. Elle est l’une des premières en France à appréhender l’idée de race comme fait social. Sa thèse, publiée en 1972, donne à voir comment la race n’est ni plus ni moins qu’une manœuvre idéologique et politique pour maintenir et légitimer le pouvoir du naturalisant (le dominant) sur le naturalisé (le minoritaire). Aux côtés de Christine Delphy et de Nicole-Claude Mathieu, Colette Guillaumin incarne un féminisme matérialiste radicalement anti-naturaliste.

Dans L’Idéologie raciste, Colette Guillaumin rappelle ainsi que c’est un contexte géopolitique bien particulier qui permet l’apparition de l’idée qu’il existerait des races humaines radicalement hétérogènes et hiérarchisées : « c’est d’une façon dérivée et dépendante de l’origine géographique que la couleur de la peau a acquis un rôle, dans la mesure où les occurrences présentées par la recherche de la main-d’œuvre et l’extension du trafic triangulaire offraient des possibilités de marque ». Encore aujourd’hui ce constat défie le sens commun : ce n’est pas parce que les personnes noires étaient noires qu’elles ont été appropriées, c’est d’abord parce qu’elles ont été appropriées que la couleur de leur peau est devenue pertinente socialement et que la soi-disant « infériorité naturelle des nègres » est devenue un discours utile pour maintenir la subordination. En historicisant la notion de race, Guillaumin lui a donc fait perdre son caractère d’évidence et d’immuabilité.

Nous lui devons bien d’autres analyses rigoureuses : dans les numéros 2 et 3 de la revue Questions Féministes paraît en 1978 l’article Pratique du pouvoir et idée de Nature (les deux parties sont disponibles en ligne : L’appropriation des femmes; Le discours de la Nature). Colette Guillaumin y soutient que « l’effet idéologique n’est nullement une catégorie empirique autonome, il est la forme mentale que prennent certains rapports sociaux déterminés ». Plus précisément, les idéologies naturalistes (essentialistes) ne sont rien d’autre que l’effet idéologique de rapports sociaux d’appropriation, c’est-à-dire, des rapports de pouvoir par lesquels certains individus sont utilisés — et donc perçus — par d’autres avant tout comme des outils, des corps, des moyens au service de fins matérielles. Ce dévoilement du processus de naturalisation de la domination ne s’applique donc pas uniquement à la race, et c’est peut-être bien là que réside toute la puissance de la pensée de Guillaumin : l’exploitation des femmes se présente elle aussi comme un rapport de pouvoir producteur d’idée de Nature. Ainsi, aux côtés du servage et de l’esclavage, Guillaumin introduit le concept de sexage : « Une classe entière, qui comprend environ la moitié de la population, subit non le seul accaparement de la force de travail mais un rapport d’appropriation physique direct : les femmes ». Ces dernières se construisent donc dans des rapports sociaux qui leur sont défavorables, qui créent et maintiennent leur infériorité économique, politique, symbolique, qui font de leur corps un outil de travail au service des hommes, orienté vers le service aux autres, identifié et maintenu sous contrôle par un « uniforme de sexe ».

À quoi devrait-on juger les écrits féministes, sinon à leur utilité politique? En proposant aux femmes de se reconnaître (elles-mêmes, mais aussi entre elles) comme membres d’une classe de sexe appropriée et exploitée par une autre, nul doute que Colette Guillaumin aura contribué à l’émergence d’une conscience de classe féministe propice à la mise en œuvre d’un projet politique d’émancipation.

On le sait, les théories politiques de la deuxième vague ont parfois mauvaise presse auprès de la nouvelle génération de féministes (on leur reproche d’être dépassées, obsolètes). Je reste persuadée qu’une lecture attentive de Colette Guillaumin suscitera une vive impression d’actualité. L’appropriation physique n’est peut-être plus aussi directe pour toutes et des marges de manœuvre se développent pour certaines; il n’empêche que, comme le dit la sociologue féministe Jules Falquet, aujourd’hui encore « nous devons lutter pour modifier l’organisation de la division du travail, de l’accès aux ressources et aux connaissances. Et pour commencer, nous pouvons nous réapproprier des analyses des mouvements sociaux qui se sont proposé d’attaquer directement le cœur des rapports de pouvoir ». Les écrits de Colette Guillaumin figurent sans aucun doute parmi ces analyses politiques à mobiliser de toute urgence.

Sa théorie, qu’elle a appliquée à la race et au sexe, est celle d’une appréhension générale des rapports de pouvoir. Elle peut et doit servir à comprendre d’autres systèmes d’exploitation que l’esclavage et le sexage, à dénaturaliser d’autres notions que la race et le sexe : l’espèce ou l’âge par exemple. Colette Guillaumin laisse donc derrière elle des outils puissants pour comprendre l’exploitation et penser l’émancipation; à nous de prendre la relève!

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